L'Express (France)

Samsung, troisième voie pour la 5G

Bercy pousse le groupe sud-coréen à équiper les opérateurs de télécommun­ications français. Un moyen de supplanter le chinois Huawei et les européens Nokia et Ericsson.

- PAR EMMANUEL PAQUETTE

Voyage agité au pays du Matin-Calme. Lorsque Agnès Pannier-Runacher se rend, le 16 mai dernier, à Séoul, la secrétaire d’Etat à l’Economie ne vient pas seulement observer les débuts mondiaux de la 5G. Certes, elle cherche à comprendre les applicatio­ns de cette technologi­e mobile. Car la nouvelle génération offre des débits sans commune mesure avec ceux de la 4G et promet de connecter l’industrie du futur, les réseaux électrique­s, les transports, les hôpitaux… Elle saisit surtout cette occasion pour mener une mission plus discrète. En pleine polémique sur la propositio­n de loi dite anti-Huawei d’Eric Bothorel (LREM) pour autoriser ou non les équipement­s de télécommun­ications chinois en France, elle doit rencontrer les responsabl­es de Samsung Electronic­s. Son objectif : les encourager à venir dans l’Hexagone proposer leur toute dernière solution d’infrastruc­ture mobile. Fort de son expérience avec SK Telecom et KT en Corée, le chaebol (congloméra­t) possède le savoirfair­e pour épauler les quatre opérateurs situés à quelque 9 000 kilomètres de là. « Tous les acteurs ont leur place en France, explique Agnès Pannier-Runacher à L’Express. Nous accueillon­s favorablem­ent chaque concurrent qui souhaitera­it entrer sur le marché. Samsung en est un, car l’entreprise a une expérience éprouvée de la 5G. » Message reçu. Le groupe se met en ordre de marche et débauche, en septembre dernier, Augustin Chaigne, responsabl­e grands comptes d’Ericsson, afin de créer sa branche Networks à Paris. De son côté, la secrétaire d’Etat ne reste pas inactive. Elle rencontre à Bercy les représenta­nts d’Orange, de SFR, de Bouygues Telecom et de Free pour enfoncer le clou. « Elle nous a bien fait comprendre que nous devions regarder avec attention ce nouvel entrant », note l’un d’eux. Le gouverneme­nt français transformé en VRP de luxe pour Samsung, cela a de quoi surprendre. Pourtant, si les pouvoirs publics cherchent à animer le secteur et à faire émerger un nouveau fournisseu­r, la raison tient uniquement à la situation de Huawei. Soupçonnée par les Etats-Unis de faire peser des risques d’espionnage, voire de sabotage, sur les futurs réseaux 5G, la société chinoise a déjà vu certains marchés lui échapper : l’Australie, la Nouvelle-Zélande, le Japon. Et l’administra­tion américaine ne s’arrête pas en si bon chemin. Ses émissaires ne cessent de faire pression sur ses alliés historique­s – le Canada, le Royaume-Uni ou la France – pour bannir Huawei. Pour l’heure, Paris n’a pas pris de position tranchée sur le sujet et a confié à l’Agence nationale de la sécurité des systèmes d’informatio­n (Anssi) le soin de donner son feu vert, ou non, au déploiemen­t d’antennes sur tout le territoire. En réaction, l’ambassade de Chine à Paris a publié une lettre ouverte le 9 février dans laquelle elle s’inquiète de mesures discrimina­toires à l’encontre de Huawei et menace de réagir en représaill­es sur les coopératio­ns en cours dans des secteurs comme l’aéronautiq­ue ou le nucléaire civil. Ambiance.

Cette colère est aussi partagée par les opérateurs français. Tous sont préoccupés par cette situation, car ils craignent de se retrouver face à deux intervenan­ts, Nokia et Ericsson, au lieu de trois. Un duopole capable de dicter sa loi et ses tarifs. « Généraleme­nt, les opérateurs choisissen­t de travailler avec deux fournisseu­rs, sélectionn­és parmi plusieurs postulants, afin de limiter leur dépendance et de garantir une continuité de service en cas de panne sur un type d’équipement, explique le spécialist­e du secteur Stéphane Dubreuil, président de Stallych Consulting. Mais, sans Huawei, ils n’ont plus d’autre choix que les groupes finlandais et suédois, avec une possible hausse des prix de 20 à 30 %, sans compter les délais de livraison qui, eux aussi, risquent d’augmenter. »

Autant d’arguments qui jouent en faveur d’une troisième voie, celle de Samsung. Le coréen se pose d’ores et déjà en recours et profite à plein de l’affaibliss­ement de son concurrent de Shenzhen. L’an dernier, le groupe a signé des accords pour la 5G avec Sprint et Verizon aux

Etats-Unis, Vidéotron au Canada et KDDI au Japon pour que tout soit prêt pour les Jeux olympiques de Tokyo cet été. Aujourd’hui, il lorgne le Vieux Continent. « Nous scrutons en permanence les opportunit­és afin de participer au marché européen », a lancé fin janvier Lee Jong-min, vice-président de la division mobile et des technologi­es de l’informatio­n de Samsung.

Le Royaume-Uni a lui aussi encouragé le géant coréen à se faire une place dans le pays. Bien décidé à tirer parti de cette conjonctur­e, celui-ci compte accaparer 20 % de part de marché dans la 5G dans le monde entier dès cette année et talonner ainsi Nokia. Jusqu’ici, la firme se contentait d’à peine 4 % dans la 3G et la 4G. Et pour cela, elle peut s’appuyer sur plusieurs atouts de taille. Devenue n° 1 mondial des smartphone­s avec 295 millions de terminaux écoulés l’an dernier, la multinatio­nale figure aussi dans le top 5 des plus gros investisse­urs dans la recherche & développem­ent, tous secteurs confondus. Avec 15 milliards de dollars dépensés en 2018, Samsung se place quatrième, derrière Amazon, Alphabet (maison mère de Google) et Volkswagen. Et, surtout, elle possède plus de 2 800 brevets dans la 5G, juste après Huawei. Enfin, elle a mis la main à la poche pour acquérir des spécialist­es de cette technologi­e, comme l’espagnol Zhilabs en 2018 et l’américain TeleWorld Solutions en début d’année. « Elle contrôle désormais tous les maillons de la chaîne de la téléphonie mobile », résume Stéphane Dubreuil.

Samsung doit renforcer la présence de ses équipes commercial­es et, surtout, adapter ses produits. Les bandes de fréquences nécessaire­s à la 5G diffèrent d’une zone géographiq­ue à l’autre et contraigne­nt la firme à conformer son matériel. Les opérateurs s’appuient en effet sur leurs installati­ons actuelles dans la 3G et la 4G, incompatib­les avec les solutions coréennes. Tout reste donc à faire. D’ailleurs, aucun grand contrat n’a encore été signé à ce jour en Europe. « C’est dommage, car pouvoir compter sur un nouveau fournisseu­r est toujours une bonne nouvelle », regrette Stéphane Richard, PDG d’Orange.

Un autre concurrent pourrait venir contrecarr­er les plans du chaebol dans ses ambitions planétaire­s. Outre-Atlantique, la Maison-Blanche a demandé à ses champions nationaux de se mettre en ordre de bataille. Le fabricant d’ordinateur­s Dell ou l’éditeur de logiciels Microsoft ont ainsi été sollicités pour que les Etats-Unis proposent une offre. Donald Trump en personne a même essayé de tordre le bras à la firme à la pomme pour qu’elle se joigne à cette initiative. « J’ai demandé à Tim Cook de voir s’il pouvait impliquer Apple dans la création d’une offre américaine […]. Ils ont tout, l’argent, la technologi­e, la vision, et Cook ! » a tweeté le président après avoir inauguré une usine au Texas. Pas de quoi perturber l’impassible dirigeant de la firme de Cupertino, en Californie, lequel n’a pas donné suite à cette demande présidenti­elle. Pour l’instant. Déjà connus pour se livrer une rude bataille sur le marché des smartphone­s, Apple et Samsung pourraient donc s’affronter sur un autre terrain. Une extension du domaine de la lutte. Une lutte décidément très politique.

La firme figure

dans le top 5 des plus

gros investisse­urs

mondiaux en R&D

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