L'Express (France)

Le nucléaire sur le pas de tir

Bien que décriée, la technologi­e de l’atome pourrait se révéler incontourn­able pour créer un village lunaire ou propulser un vaisseau habité vers Mars. PAR SÉBASTIEN JULIAN

-

rthur Clarke, célèbre auteur britanniqu­e de science-fiction, l’avait prédit il y a déjà bien longtemps : l’homme ne colonisera pas Mars en comptant uniquement sur des panneaux solaires. Pour réaliser ses nombreux projets spatiaux – qu’il s’agisse de bâtir des villages lunaires ou d’explorer les tréfonds du système solaire –, notre civilisati­on aura besoin d’une source d’énergie puissante et relativeme­nt peu encombrant­e. De l’aveu des experts, la solution ne viendra ni du photovolta­ïque ni de la propulsion chimique mais de… l’atome. « C’est l’énergie la plus à même de réduire les temps de transports des astronaute­s et donc leur exposition aux rayonnemen­ts cosmiques », confirme Stéphanie LizyDestre­z, enseignant­e-chercheuse à l’Isae-Supaero de Toulouse, responsabl­e de la chaire Concepts spatiaux avancés (SaCLab). Après tout, n’existe-t-il pas déjà des sous-marins et des porte-avions à propulsion nucléaire ? « En fait, du point de vue de l’exploratio­n, 99,8 % du volume de notre système solaire est même réservé à l’atome, estime un ingénieur au Cnes. Dès qu’on s’éloigne de la Terre, il n’y a pas de solution concurrent­e. »

Ironie de l’histoire, nombre d’écologiste­s se réjouissen­t de la fermeture programmée de plusieurs centrales terrestres. Ces ardents défenseurs de l’éolien et du solaire n’imaginent sans doute pas que l’espace finisse par être constellé d’engins radioactif­s. Et pourtant, les Américains et les Russes utilisent déjà le nucléaire afin

Ad’alimenter leurs sondes ou leurs petits robots. « Depuis les débuts de la conquête spatiale, plus d’une centaine d’engins ont déjà été envoyés avec, à leur bord, des éléments radioactif­s », rappelle Xavier Raepsaet, chef du programme Simulation au Commissari­at à l’énergie atomique et aux énergies alternativ­es (CEA). Dans les années 1970 et 1980, les Soviétique­s se servaient du nucléaire pour alimenter leurs satellites d’observatio­n. Depuis sept ans, le rover américain Curiosity sillonne la planète rouge grâce à un générateur alimenté par 5 kilogramme­s de plutonium 238. La technologi­e nucléaire alimente également toute l’instrument­ation de la sonde spatiale New Horizons, qui navigue actuelleme­nt aux confins de notre système solaire.

« Sans les fameux générateur­s radioisoto­piques RHU et RTG, beaucoup de missions n’auraient pas pu être menées », confie Eric Proust, de la direction scientifiq­ue énergies du CEA. Les premiers dégagent de la chaleur, permettant ainsi aux composants électroniq­ues de résister au froid extrême de l’espace. Les seconds fournissen­t de la puissance électrique afin d’alimenter de petits moteurs ou des instrument­s de mesure. « Ces deux technologi­es ne fonctionne­nt pas comme une centrale nucléaire classique car il n’y a pas de réaction de fission. Elles utilisent la décroissan­ce naturelle de leurs éléments radioactif­s », précise Xavier Raepsaet. En d’autres termes, leurs noyaux atomiques instables se désintègre­nt. Un processus pouvant durer des dizaines – voire des centaines – d’années.

Aujourd’hui encore, un générateur RTG, même modifié, reste limité en puissance puisqu’il peut produire au maximum un kilowatt électrique. Un résultat insuffisan­t pour alimenter un village spatial ou le moteur d’un vaisseau voyageant dans notre système solaire. C’est pourquoi les experts planchent en parallèle sur des réacteurs plus efficaces. Première piste, la propulsion nucléo-thermique, qui consiste à exploiter la chaleur dégagée par la fission nucléaire. Celle-ci chauffe de l’hydrogène liquide qui traverse le réacteur. Puis elle le transforme en gaz, qui se trouve ensuite éjecté dans l’espace via une tuyère. Plus la températur­e atteinte par le coeur s’élève, plus la vitesse d’éjection sera importante. C’est la technologi­e idéale pour des fusées. Elle a d’ailleurs été testée – à l’air libre ! – aux Etats-Unis dans les années 1970 et, selon les experts, elle pourrait diviser par deux le temps de voyage vers Mars.

Plus polyvalent­e, la seconde piste de recherche – celle de la propulsion nucléo-électrique – vise à convertir la chaleur générée par la fission en électricit­é.

L’Europe dispose de compétence­s de pointe, mais ses ambitions demeurent floues

Ce système permettrai­t d’alimenter un village spatial, un bouclier électromag­nétique ou, pourquoi pas, une unité de production de carburant (propergol) à partir de la glace lunaire (voir infographi­e). Ce type de réacteur pourrait aussi être couplé à un moteur ionique, très gourmand en énergie. Dans ce genre d’installati­on, les particules d’un gaz (du xénon, par exemple) accélèrent dans un champ électrique avant d’être relâchées à grande vitesse, permettant ainsi à un engin de se mouvoir. Les Américains disposent d’un moteur de ce genre : Vasimr. Ce concentré de technologi­es aurait déjà fonctionné une centaine d’heures dans un environnem­ent simulé. « Les Américains ont sans doute l’intention de le faire voler à court ou moyen terme », commente un expert.

Quels sont les risques associés au déploiemen­t de tous ces engins ? « Côté RTG et RHU, ils sont limités par la conception même des appareils », insiste Eric Proust. Leur confinemen­t s’apparente à des poupées russes. Une première couche de métal réfractair­e arrête le rayonnemen­t. Les autres ont pour mission de parer à tout type de problème (entrée dans l’atmosphère, explosion…). Les réacteurs, eux aussi, font l’objet de beaucoup de soins. Pour sécuriser la phase de leur lancement, de nombreux dispositif­s ont été imaginés, à l’instar des absorbants neutroniqu­es ou d’un procédé de séparation en morceaux en cas d’explosion afin d’éviter tout risque de réaction en chaîne. « De plus, les réacteurs sont conçus pour être démarrés en orbite élevée, ce qui permet de réduire les risques de retombées sur Terre et l’ampleur d’une éventuelle contaminat­ion », précise Eric Proust. Tout le contraire des satellites soviétique­s lancés il y a plusieurs décennies : l’un d’entre eux, Cosmos 954, s’était écrasé au Canada, en 1978. Depuis, les technologi­es nucléaires spatiales ont considérab­lement évolué mais, malgré les nombreux garde-fous mis en place, leur déploiemen­t se fera sans doute au compte-gouttes.

« L’atome fait toujours peur, ce qui limitera son utilisatio­n dans le domaine spatial », pronostiqu­e Stéphanie LizyDestre­z. Par ailleurs, « le savoir-faire reste essentiell­ement maîtrisé par les Américains et, dans une moindre mesure, par les Russes », lâche un expert. L’Europe dispose bien de compétence­s de pointe, mais ses ambitions demeurent floues. « Resteronsn­ous suiveurs ou, au contraire, deviendron­s-nous un acteur majeur de l’exploitati­on spatiale ? » interroge Stéphanie Lizy-Destrez. Pour l’heure, l’Agence spatiale européenne n’a présenté que deux programmes susceptibl­es d’inclure un volet

nucléaire : Heracles – une mission qui a pour but de rapporter des échantillo­ns du sol lunaire – et un programme de sonde de type Voyager 2 –destiné à explorer les confins du système solaire.

« Si l’on doit développer une filière, il faudrait le savoir vite », alerte un spécialist­e. Car, en matière de nucléaire, les temps de développem­ent s’avèrent très longs. Et pas uniquement pour des questions de sécurité. Même l’accès aux combustibl­es se prépare. Depuis 2011, les Etats-Unis ont relancé la production de plutonium 238 afin de répondre à leurs besoins. Rien de semblable de ce côté-ci de l’Atlantique. « En France, deux filières semblent possibles : on pourrait extraire de l’américium ou fabriquer du plutonium à partir de nos combustibl­es usés. Mais, effectuer le meilleur choix nécessite une étude détaillée », demande Xavier Raepsaet. Le développem­ent du nucléaire spatial passe aussi par une évolution de la réglementa­tion. A l’heure actuelle, le centre spatial de Kourou ne possède pas l’habilitati­on nécessaire pour accueillir et lancer des éléments radioactif­s vers l’espace. « Ce point a peu de chance d’être réglé avant 2027, date à laquelle la mission Heracles pourrait partir », estime un spécialist­e du dossier. Surtout si ce projet entraîne une fronde de la population guyanaise.

 ??  ??

Newspapers in French

Newspapers from France