L'Express (France)

Edition, l’empire des femmes

Depuis quelque temps, des quarantena­ires ambitieuse­s prennent les rênes des plus prestigieu­ses maisons d’édition et bousculent les habitudes. On leur doit nombre de best-sellers. Décryptage.

- JÉRÔME DUPUIS ET MARIANNE PAYOT

Qu’on

s’en chagrine ou pas, c’est un fait : les lecteurs sont des lectrices. Et les éditeurs, des éditrices, qui constituen­t aujourd’hui jusqu’à 70 % des bataillons. Pour autant, jusqu’alors cette supériorit­é numérique se reflétait peu dans les plus hautes fonctions, le sexe dit faible étant confiné aux rôles de femmes de l’ombre ou de gentils bras droits. Depuis deux ans, d’audacieuse­s figures, en majorité quarantena­ires, ont opéré une véritable razzia sur les postes de direction : Karina Hocine chez Gallimard, Sofia Bengana à Place des éditeurs, Sophie Charvanel chez Plon, Anna Pavlowitch chez Flammarion. Véronique Cardi chez Lattès, AnneFrance HubauNicol­as chez Delcourt, Dorothée Cunéo chez Denoël… Et, en septembre 2019, avec la nomination de Michèle Benbunan au poste de directrice générale d’Editis, le deuxième groupe d’édition français, qui chapeaute Robert Laffont, Plon ou Sonatine, le plafond de verre a définitive­ment explosé.

En bref, les patrons sont devenus des patronnes. Bien sûr, il aura fallu pour cela des pionnières, qui ont petit à petit instillé l’idée qu’édition et gestion ne rimaient pas forcément avec costume troispièce­s : Nicole Lattès, dès 1981, et Isabelle Laffont, à partir de 1995, qui dirigèrent chacune à leur tour les éditions Lattès, ou encore Cécile BoyerRunge, aujourd’hui patronne de Robert Laffont. Des éclaireuse­s ont aussi créé des maisons d’édition à leur nom : Liana Levi (1982), Odile Jacob (1986), Viviane Hamy (1990), Joëlle Losfeld (1991), Anne Carrière (1993), Sabine Wespieser (2001)… Et elles ont cartonné. De quoi impression­ner la rétine des PDG des groupes qui nomment désormais les femmes à tour de bras, pour de bonnes – et de moins bonnes – raisons.

C’est un thème aussi épineux que celui d’une éventuelle « écriture féminine ». Existetil une sensibilit­é spécifique aux femmes, plus à même de détecter les succès à venir ? « Je n’y crois pas. Etre femme et être jeune ne sont pas des qualités en soi. Surtout dans des métiers où la mémoire et l’expérience comptent au moins autant que l’audace », constate Anna Pavlowitch, présidente de Flammarion. Arnaud Nourry, le grand manitou d’Hachette Livre, premier groupe d’édition français, n’est pas loin de penser la même chose : « Même si la quasitotal­ité des postes de direction de nos branches éducation, jeunesse et pratique sont occupés par des femmes, je me refuse à mettre en avant telle ou telle qualité spécifique. » Et Sophie de Closets, qu’il a nommée à la tête de Fayard en 2013 ? Et Véronique Cardi, propulsée à 33 ans, en avril 2014, aux manettes du navire amiral le Livre de poche puis transférée à celles de Lattès ? « Une question de rencontres et de talent », répond Arnaud Nourry.

Et s’il y avait quand même autre chose ? « Nombre d’éditrices de la nouvelle génération affichent un goût avoué pour une littératur­e populaire de qualité en prise avec l’air du temps et ont su promouvoir les bestseller­s d’Aurélie Valognes, de Michel Bussi ou de Valérie Perrin, dont leurs confrères s’étaient probableme­nt moins emparés », estime AnneFrance HubauNicol­as, DG de Delcourt, deuxième groupe de bande dessinée français. Béatrice Duval, nouvelle DG du Livre de poche, proclame même : « Il n’y a pas mieux qu’une femme pour savoir ce qui va plaire à une femme ! » Elle en sait quelque chose : « Lorsqu’on était chez J’ai lu avec Anne Assous [NDLR : l’actuelle directrice de Folio], on est tombées, à la Foire de Londres, sur Le Journal de Bridget Jones. Excitées comme des puces, on en parle au boss, CharlesHen­ri Flammarion, qui nous regarde en pensant qu’on est cinglées. » Résultat : 1 million d’exemplaire­s vendus en France, tous formats confondus.

Rebelote en 2003. Embauchée par JeanClaude Dubost au Fleuve noir, Béatrice Duval va, sans le savoir, s’engouffrer dans ce qui va devenir la chick lit (« littératur­e de nana »). Elle repère un drôle de livre intitulé Le diable s’habille en Prada. « Dubost n’y croyait pas, pas plus que Boris Hoffman, l’agent de la romancière Lauren Weisberger. Moi, je fonce, et j’achète les droits pour 4 600 euros, rien du tout. On connaît la suite… »

DES LIVRES DE FILLES ?

Une dizaine d’années plus tard, c’est chez Gallimard qu’Anne Assous va donner un sacré coup d’accélérate­ur à un autre succès phénoménal : L’Amie prodigieus­e, d’Elena Ferrante. « Le roman était sorti en novembre 2014 chez Gallimard dans une quasiindif­férence, notamment de la part de l’équipe de représenta­nts à majorité masculine. J’en ai tout de suite perçu le potentiel et j’ai dit à Antoine Gallimard : “C’est une bombe atomique, je le prends en poche et je le lance.” On m’avait dit dans la maison que c’était un “livre de fille”. Folio l’a publié en janvier 2016 et ça a été un raz de marée, la saga a alors explosé. » Une anecdote qui rappelle la fiche de lecture de Queneau, en 1938, chez Gallimard, à propos d’Out of Africa (La Ferme africaine), de Karen Blixen : « C’est charmant, intelligen­t, émouvant […]. Un joli livre de femme. »

Et s’il fallait aussi faire un bref détour par la sociologie du travail pour comprendre les ressorts de cette révolution ? « Souvent, quand une profession se féminise, cela correspond à une fragilisat­ion économique du secteur, remarque, fataliste, Sophie de Closets, la patronne de Fayard. On l’a observé dans l’enseigneme­nt ou la magistratu­re par le passé. Aujourd’hui, quand nous passons une petite annonce pour recruter, on reçoit 250 CV de filles et 50 de garçons. » Le livre ne feraitil plus fantasmer ? « Quand certains diplômés qui

rêvent de travailler dans la banque ou la Net economy parlent de l’édition, on a parfois l’impression qu’ils décrivent Jurassic Park ! » poursuit l’heureuse éditrice du couple Obama et du duo DavetLhomm­e.

« Si vous voulez faire fortune, ne travaillez pas dans l’édition ! » prévient, amusée, Muriel Beyer, exn° 2 de Plon avant de fonder sa propre maison, l’Observatoi­re, qui a publié les bestseller­s d’Alain Duhamel ou de Nicolas Sarkozy. « Un simple éditeur est payé 3 500 euros après dix ans d’expérience avec un niveau d’études supérieure­s élevé, confirme Hélène Fiamma, patronne de J’ai lu, la collection de poches qui a Michel Houellebec­q et Fred Vargas à son catalogue. Non seulement le salaire d’embauche est bas, mais il progresse très peu, alors que l’on travaille vingtquatr­e heures sur vingtquatr­e. »

LE SYNDROME PRINCE CHARLES

C’est mathématiq­ue. Avec un bassin de recrutemen­t essentiell­ement féminin, comment ne pas y puiser pour pourvoir les postes suprêmes ? D’autant que, comme dans le milieu de la recherche, des médias et des activités culturelle­s en général, les embauches se font par cooptation inter pares. « Tu ne deviens pas patron de boîte si tu n’as pas été éditeur ou si tu n’es pas parti du bas de l’échelle, sinon tu es vite méprisé », commente Hélène Fiamma. Imparable, peutêtre, mais pas suffisant. Il aura fallu aussi que les attributs du pouvoir perdent de leur « lustre ». « La grande époque Grasset et autres, avec déjeuners interminab­les et apéritifs au bar du Twickenham est révolue », souligne Alice Déon, la patronne de la Table ronde. Il aura surtout fallu que la génération en poste dans les années 1970 se décide à lâcher les manettes, sans même avoir songé à sa succession. « C’est le syndrome du prince Charles, analyse une éditrice. Les babyboomer­s masculins se sont longtemps accrochés aux postes de direction et, du coup, la génération des hommes cinquanten­aires a été sacrifiée. On est passé directemen­t à la génération d’après et, là, qui y avaitil ? Des femmes ! » Commentair­e amusé de Muriel Beyer : « Au fond, c’est comme en politique : les Sarkozy, Bayrou, Hollande ont occupé le terrain, et les quinquas type Copé ont été sacrifiés. »

Les femmes se serreraien­telles les coudes dans le milieu ? « Nous ne sommes pas des Wonder Women, mais on s’entraide, reconnaît AnneFrance HubauNicol­as. Lors des Salons, à Brive ou à Londres, il est fréquent que l’on se retrouve pour dîner et confronter nos expérience­s. Plusieurs d’entre nous partagent une filiation, ayant été formées par les mêmes figures tutélaires, comme Béatrice Duval. Ces dernières années, il m’est même arrivé de transmettr­e des manuscrits à des consoeurs, car j’estimais que leurs maisons étaient mieux armées pour les défendre. » Il faut dire que cette jeune génération d’éditrices est très homogène : ces quarantena­ires diplômées (Hélène Fiamma et Sophie de Closets ont fait Normale sup) sont énergiques, cash, joueuses, ambitieuse­s, aux antipodes des manières plus gourmées de leurs homologues masculins. « Elles ont les dents qui rayent le parquet », persifle un habitué de Saint Germaindes­Prés. « Même moi qui suis considérée par tout le monde comme une tueuse, j’ai beaucoup de bienveilla­nce pour cette génération, confie Muriel Beyer. Ces femmes sont comme moi : elles pensent tout le temps au prochain coup qu’elles vont faire. Je respire Observatoi­re, je mange Observatoi­re, je dors Observatoi­re. » Faudraitil donc en faire plus, toujours plus, quand on est une femme au pays des belleslett­res ?

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