Budget : la revanche de la fourmi
Pour contrer une récession qui s’annonce historique, les dirigeants allemands ont fait voler en éclats le dogme de l’équilibre des finances… pour l’instant.
Dans le hall d’entrée flambant neuf du ministère des Finances du Land de Hesse à Wiesbaden, une curieuse installation semble flotter dans les airs. On distingue un empilement de gros tubes d’acier autour desquels s’enroule un large cercle noir, symbolisant un zéro. Zéro, comme le déficit public du pays, le si populaire schwarze Null. Ces derniers temps, le lieu passerait presque pour un sanctuaire païen. Un lieu saint dédié au culte ancien du sérieux budgétaire, qui permet aujourd’hui à l’Allemagne, pour contrer la récession, d’ouvrir très grand les vannes de la dépense publique, comme aucun autre grand pays n’est en mesure de le faire.
Le 25 mars, au Bundestag, dans un silence de cathédrale, les députés ont voté la levée de l’obligation constitutionnelle de limitation de la dette publique. Deux jours auparavant, Angela Merkel, flanquée d’Olaf Scholz, son ministre des Finances, et de Peter Altmaier, celui de l’Economie, présentait un plan de relance. Un bazooka à plus de 1 100 milliards d’euros, dont près de 550 milliards de garanties d’Etat sur les crédits aux entreprises et 100 milliards pour entrer au capital, voire, pourquoi pas, nationaliser des fleurons industriels.
Comme partout, la récession s’annonce historique. L’institut IFO, un des plus grands centres de recherche économique du pays, table sur une contraction du PIB de 7,2 % cette année, dans le meilleur des cas. Comme partout, l’Etat assure, dépensant sans compter, mais sans doute plus qu’ailleurs. A ce titre, le jeu des comparaisons est cruel. D’après les calculs des experts du think tank Bruegel, à Bruxelles, le montant total des dépenses publiques et baisses d’impôts annoncées depuis le déclenchement de la crise atteint 6,9 % du produit intérieur brut (PIB) en Allemagne, contre 2,4 % en France. Les reports de charges sociales et fiscales grimpent à 14,6 % du PIB (9,4 % de ce côtéci du Rhin). Quant aux garanties publiques sur les crédits aux entreprises, elles se hissent à 38,6 % du PIB, contre 14 % chez nous.
De là à imaginer que la fourmi allemande s’est métamorphosée en cigale keynésienne, il n’y a qu’un pas, que peu d’économistes allemands osent franchir. L’obsession du déficit zéro pourratelle renaître demain ?, demandeton à Volker Wieland, membre du Conseil allemand des experts économiques, chargé d’éclairer le gouvernement. « Le terme “obsession” est déplacé pour parler de ce qui est seulement une saine gestion des finances publiques. Nous avons fait des réserves quand l’économie allait bien, nous pouvons les utiliser maintenant pour soutenir massivement l’économie et les entreprises », rétorque un peu vertement ce grand ponte.
De fait, l’Allemagne, à qui une partie de l’Europe – notamment la France – mais aussi le FMI ou la BCE reprochaient il y a encore quelques mois d’avoir des oursins dans les poches, trouve dans la crise une justification de son modèle. Depuis 2016, les comptes publics du géant européen sont excédentaires, et le taux d’endettement du pays est passé de 81 % du PIB en 2012 à quasiment 60 % l’an passé. Résultat : le bon élève bombe le torse. Et les largesses d’aujourd’hui ont le goût de la revanche, mâtiné d’une petite dose de forfanterie. « C’est vrai que nous avons sans doute davantage de marges de manoeuvre que d’autres. Mais c’est aussi le résultat d’un sousinvestissement massif de l’Etat ces dernières années dans des infrastructures clefs comme les transports publics ou le numérique. A un moment ou un autre, on le paiera », relativise Marcel Fratzscher, le président de l’Institut allemand pour la recherche économique à Berlin. Une opinion minoritaire : si, en France, les esprits s’échauffent sur les ratés de la mondialisation et les excès du libéralisme, en Allemagne, ces questionnements ne font guère plus de vagues que sur le lac de Constance.
« Pourquoi voulezvous que nous changions de modèle ? Nous ferons demain ce que nous avons fait hier », réplique Volker Wieland. Un signe ne trompe pas : en même temps que l’adoption du programme de relance, la CDU a présenté un plan de redressement étalé sur plusieurs années afin de retrouver ce sacrosaint équilibre budgétaire. Et les chamailleries portent déjà sur la nature des impôts à relever demain. La proposition, venant notamment de la coprésidente du SPD, Saskia Esken, de créer un prélèvement sur les patrimoines les plus élevés a aussitôt entraîné une levée de boucliers des libéraux. Lesquels refusent de mettre encore plus en danger le fameux Mittelstand, ce tissu d’entreprises familiales qui font le succès du made in Germany.
Le Mittelstand, justement, Norbert Mensing en fait partie. Il faut redémarrer vite, nous expliquetil. Ce patron d’une PME berlinoise de 125 salariés, spécialisée dans les mécanismes de transmission électriques, qui exporte dans le monde entier, a déjà rempli les formulaires des aides proposées par l’Etat. « J’ai sur mon bureau tous les outils qui me permettront de garder mon entreprise en l’état. C’est comme un bouquet d’offres dans lequel on puise selon ses besoins », décrittil. La première offre qu’il a choisie, c’est le report des cotisations maladie sur mars et avril. Il a aussi rempli une demande de crédit auprès de la KfW, banque publique spécialisée dans le financement des PME et des collectivités. « Je peux récupérer jusqu’à 800 000 euros. » Norbert Mensing peut également demander à repousser le paiement de ses impôts ou mettre une partie de ses employés au chômage partiel. « Ces mesures vont nous aider à sortir de la crise relativement indemnes », conclutil. Dans cette course
contre la montre, le fédéralisme et la relative autonomie des Länder sont un atout. « La réactivité de l’administration et la capacité des Länder d’abonder financièrement les aides fédérales sont un plus », se félicite Patrick Brandmaier, directeur général de la Chambre francoallemande de commerce et d’industrie. L’objectif est de faire redémarrer l’outil industriel vite, très vite.
Mais pour exporter où ? Et surtout à qui, si les voisins européens ne redémarrent pas ? Pour l’instant, en matière de solidarité européenne, Berlin n’a pas vraiment changé de logiciel par rapport à la précédente crise de la zone euro, en 2012. « Du point de vue de la politique économique, un choc symétrique devrait engager une réponse symétrique, véritablement européenne », estime Henrik Enderlein, président de la Hertie School, où il enseigne l’économie politique. Reste que la seule mention par la France et l’Italie de corona bonds, des titres obligataires émis au niveau européen pour financer et mutualiser les dépenses liées à la crise, a tétanisé l’Allemagne.
« Merkel, qui a retrouvé son aura depuis le début de la pandémie, ne veut pas prendre de risques. Elle garde en mémoire ces quelques réfractaires de la CDU qui ont claqué la porte du parti en 2013 pour aller fonder l’AfD, le parti eurosceptique, parce qu’ils n’étaient pas d’accord avec la politique de soutien à la zone euro », décrypte Jana Puglierin, de l’European Council on Foreign Relations. Jusqu’à quand l’Allemagne peutelle s’arcbouter ? Paradoxalement, la situation gravissime de l’Italie pourrait en bout de course faire céder les digues. Pas dans une semaine, mais dans cinq ou six mois, quand l’ampleur de la crise et ses conséquences apparaîtront au grand jour. « Avec une récession de près de 20 % cette année, un endettement public qui grimpe à 190 % du PIB, c’est la survie de l’Italie qui est en question », soutient Zsolt Darvas, spécialiste des questions européennes au centre Bruegel. Pour préserver l’intégrité de la zone euro, l’Allemagne pourrait accepter une forme de mutualisation des dettes, veut croire cet économiste. « Elle ne prendra pas le risque de voir éclater la monnaie unique qui lui a tant profité », ajoute Sébastien Jean, le directeur du Centre d’études prospectives et d’informations internationales. D’autant que c’est Angela Merkel qui assurera la présidence du Conseil de l’Union européenne à partir de juillet. Après tout, même les dogmes allemands peuvent tomber.