Artistes, créatifs : le numérique ou la mort ?, par Jean-Laurent Cassely
La diffusion en ligne d’idées et de contenus culturels bouleverse l’économie créative.
Depuis les années 1990, économistes, experts et auteurs à succès ont annoncé l’avènement d’une économie fondée sur la manipulation de la créativité, des idées et du savoir, dont la matière première serait l’ingéniosité humaine plutôt que les machines (voir aussi page 68). Ce secteur a pris des noms divers : économie de la connaissance, économie immatérielle, industries culturelles et créatives. Dans sa définition la plus élargie, cet univers englobe non seulement les métiers de la création à proprement parler – du directeur de théâtre au graphiste d’agence de publicité en passant par le musicien électro –, mais également les vastes secteurs de la formation, de la recherche et développement, de l’innovation et des technologies de l’information et de la communication. Des métiers comme développeur de jeux vidéo, conférencier, chef cuisinier influenceur ou curateur d’événements peuvent être considérés comme faisant partie, à des degrés divers, de cette économie culturelle et créative. Certaines oeuvres de l’esprit peuvent être diffusées à distance, tandis que d’autres doivent l’être en « présentiel », supposant une unité de temps et de lieu avec leur public. Or le spectacle vivant, l’économie touristique, les festivals et les métiers qui supposent interactions et coprésence en un même endroit (salons, séminaires, tiers-lieux) ne peuvent évidemment survivre à un monde qui se réorganise autour du respect des gestes barrière et de la règle de distanciation sociale. Les annulations des grands rassemblements culturels estivaux tombent les unes après les autres. Dans l’espoir de maintenir le lien avec les publics et d’entretenir les réseaux de créateurs actifs, les acteurs de la culture (théâtres, musées, instituts culturels, think tanks…) multiplient depuis le confinement les diffusions de spectacles, de concerts, de conférences et même les expositions sur Internet.
Cette exceptionnelle abondance culturelle éphémère ne doit pas masquer les dangers à moyen terme : sans possibilité de répéter, de tourner, de se produire devant un public, les tuyaux culturels seront bientôt asséchés. Privés de leur source d’approvisionnement, ils risquent d’être condamnés aux retransmissions du stock archivé ou, pire, de tourner à vide.
Les travailleurs des symboles et du sens
On pourrait se rassurer en avançant, d’une part, que la dématérialisation de la culture remplacera l’activité scénique et que, d’autre part, nombre de professions créatives se prêtent fort bien à la diffusion à distance de leurs oeuvres. Ce mouvement de basculement est déjà enclenché. Sans l’économie des contenus dématérialisés, nous n’aurions jamais survécu mentalement à un mois de confinement. Grâce aux travailleurs des symboles et du sens, nous pouvons commencer notre journée par un cours de relaxation en ligne, la poursuivre avec un concert de notre groupe favori puis consulter un site de recettes de cuisine et enfin passer à une conférence sur le climat. Il est même possible de visiter virtuellement un site éloigné. L’industrie du jeu vidéo, qui bénéficie à plein du repli domestique, fournit le parfait exemple d’une industrie culturelle résiliente. Les secteurs de la formation et du conseil peuvent aisément transformer leurs ateliers créatifs en réunions virtuelles – économisant au passage des milliers de Post-it. L’enseignement à distance du yoga, du chant ou de la cuisine japonaise sont déjà disponibles depuis plusieurs années sous la forme des Moocs, et les prestations diffusées en direct explosent depuis le début du confinement.
Les dangers d’une activité « plateformisée »
Voir en Internet le sauveur des professionnels des contenus reviendrait cependant à occulter les leçons de l’histoire récente. Le numérique pourrait appliquer à toutes ces professions le traitement qu’il a réservé aux musiciens à partir des années 2000 : une « plateformisation » de leur activité, dont les revenus deviendraient dérisoires à l’exception du cas de quelques stars internationales. Si un humoriste peut vivre d’une tournée dans des salles de jauge moyenne, gagner l’équivalent sur YouTube impliquerait de multiplier son audience par 100, sinon par 1 000. Quant aux cours en ligne et aux formations à distance, leurs producteurs seront mis en concurrence non plus avec les salles de yoga de leur quartier ou les conférenciers de leur pays, mais avec ceux du monde entier. Le « payant » deviendra l’option choisie par l’internaute en dernier recours, une fois épuisée l’offre pléthorique du gratuit proposée par des hordes d’aspirants influenceurs. Facebook, Instagram, Netflix, PayPal et Zoom pourraient être les seuls véritables gagnants d’un monde dans lequel les créatifs auront perdu l’accès direct à leurs clients et à leur public.