L'Express (France)

La campagne de Macron que vous ne verrez pas

Le président de la République doit renoncer à bon nombre de chantiers et de thèmes qui devaient, selon lui, assurer sa réélection en 2022.

- PAR ERWAN BRUCKERT

C «e qu’il prépare », « ce qu’il a en tête »… Le monde politique et médiatique tente de décrypter la parole présidenti­elle pour comprendre à quoi pourrait bien ressembler la révolution copernicie­nne promise par Emmanuel Macron. Une question subsiste toutefois. Qu’aura perdu le monde d’avant ? Choisir – et a fortiori « se réinventer » – étant également renoncer, les réorientat­ions adoptées par le chef de l’Etat, contraint de réagir par l’ampleur de la crise sanitaire, laisseront sur le bord de la route une partie de sa stratégie initiale, des pans de son comporteme­nt, et des mesures aujourd’hui périmées. Le moment est à la destructio­n créatrice.

Pourtant, dès le début du mandat présidenti­el, voire avant, le plan était ficelé. « Il avait été décidé que les réformes économique­s et sociales commencera­ient très tôt et très fort, parce qu’elles mettent du temps à produire leurs effets. D’autant plus qu’à mesure que le quinquenna­t se déroule, le capital politique se raréfie, car il a été investi, détaille Ismaël Emelien, ancien conseiller spécial d’Emmanuel Macron à l’Elysée. Ce qui laissait, dans un second temps, la possibilit­é d’ouvrir des sujets plus sociétaux, environnem­entaux et régaliens, comme c’était annoncé depuis un an. » Le 10 février dernier encore, devant les parlementa­ires de la majorité réunis à l’Elysée, le président décline, très schématiqu­ement, son projet pour l’année et demie qui le sépare de 2022 : « La fin du quinquenna­t, après les retraites, c’est le régalien et l’écologie ! […] Il faut de cinq à dix sujets simples et simplistes qu’on scandera partout pour être associés à ça. On a trop communiqué sur des choses compliquée­s. » Un mois plus tard, le Covid-19 vient tout chambouler.

En Macronie, le « long terme » semble désormais banni. L’heure est à l’urgence, celle, dans les semaines et mois qui viennent, de reconstrui­re une économie qui aura perdu de 8 à 9 % de croissance d’ici à la fin de l’année. « Il est trop tôt pour réfléchir à voix haute, tâchons d’abord d’actualiser les trajectoir­es budgétaire­s. Il faudra ensuite tenir compte d’une chose que l’on maîtrise encore moins : la situation économique mondiale », tempère le secrétaire d’Etat auprès du ministre de l’Action et des comptes publics, Olivier Dussopt. Nombre de réformes sont renvoyées aux calendes grecques pour laisser toute leur place au projet de loi de finances rectificat­if, aux mesures de déconfinem­ent, aux discussion­s sur le traçage… Et les thèmes sur lesquels le président comptait aborder 2022 – modernisat­ion, sécurité, écologie – se trouvent battus en brèche.

Le Macron de l’acte II serait-il donc amputé des deux jambes sur lesquelles il devait marcher ? Pas tout à fait, à écouter les ténors de la majorité et ceux qui ont l’oreille du président. Prenez la transition écologique, qui, contrairem­ent au maintien de la sécurité, peut apparaître – même aux yeux de certains marcheurs historique­s – assez illusoire. Le vaste plan de relance qui suivra le marasme actuel pourrait accélérer le passage à un modèle plus vertueux, obligeant à investir dans les collectivi­tés, donc dans le « produire local ». « C’est un raisonneme­nt global, transversa­l, qui doit irriguer les autres politiques publiques. Je ne vois pas comment cette thématique pourrait être abandonnée », se rassure un membre du gouverneme­nt. Seulement, la partie se joue aussi à l’échelle européenne. Si le chef de l’Etat ne parvient pas à imposer son leadership aux Vingt-Sept pour résoudre la crise du coronaviru­s, sera-t-il

« En l’état, la réforme des retraites peut paraître complèteme­nt anachroniq­ue »

ensuite en mesure de réclamer quoi que ce soit ? « Il y a une grosse pression au niveau européen pour ne pas faire pleinement cette accélérati­on, ce green new deal, glisse un eurodéputé LREM. Certains pays de l’Est, ainsi que les Allemands, sont moins enclins à mettre de l’argent dans l’écologie que dans l’économie pure. »

Et qu’en est-il du régalien, prérogativ­e ultime du pouvoir ? De ce « protéger » censé succéder au « libérer » dans le sacro-saint diptyque macronien, sur lequel devait se jouer 2022 ? « Le président se dit que les Français le jugeront sur la sécurité, le communauta­risme et l’intégrisme », prévenait François Patriat, chef de file des sénateurs LREM, voici quelques mois. A présent, on nous garantit que l’ordre ne se négocie pas, que la sécurité est un invariable dans l’esprit des citoyens, que les contextes extérieurs, notamment en Turquie ou en Afrique, dispensent du moindre relâchemen­t… Soit. Mais, alors que le Conseil environnem­ental poursuit coûte que coûte ses travaux, « les concertati­ons sur le livre blanc de la sécurité intérieure ont été suspendues, mais pas sa rédaction », glisse-t-on dans l’entourage du ministre de l’Intérieur, Christophe Castaner.

Au rayon des sujets ô combien sensibles – d’aucuns diraient des angles morts du quinquenna­t –, la lutte contre les « séparatism­es ». La fracture élargie entre les population­s durant le confinemen­t pourrait mettre en sourdine, au moins à court terme, les roulements de tambour pré-Covid d’Emmanuel Macron sur son plan de lutte contre l’islam radical et les séparatism­es religieux. « Au contraire, on a demandé aux préfets d’être très attentifs, se défend-on à Beauvau. Au-delà du Conseil français du culte musulman et de la Grande Mosquée de Paris, qui ont passé des messages de grande qualité, il y aura des radicaux qui utiliseron­t la “contrainte du confinemen­t”, parleront de “l’Etat qui abandonne les quartiers” pour tenter de faire du prosélytis­me. » Mais de là à installer la thématique dans le débat public, il y a un fossé… que le président a toujours eu du mal à franchir.

D’autres chantiers lancés avant l’irruption du Covid-19 ont, de l’avis de proches du président, « du plomb dans l’aile » : ceux censés finaliser la « modernisat­ion du pays », son « dépoussiér­age », mis à mal par la nouvelle conjonctur­e économique et sociale. Au premier rang, la « mère de toutes les batailles », celle qui a vu, jour et nuit, suer les députés de la majorité : l’iconique réforme des retraites, dont Emmanuel Macron lui-même a annoncé le report sine die lors de son allocution du 20 mars. A tous les étages de la pyramide LREM, l’hypothèse d’une remise en route dans les dix-huit prochains mois ne plaît guère. « En l’état, cette réforme peut paraître complèteme­nt anachroniq­ue : on en était à parler de conférence de financemen­t, mais la situation économique n’est plus du tout la même, et en plus elle concerne d’abord les population­s qui sont en première ligne aujourd’hui », analyse un des « mormons », ceux qui ont accompagné au plus près Emmanuel Macron durant la campagne 2017.

A Bruxelles, Stéphane Séjourné, président de la délégation française du groupe Renew Europe au Parlement européen – et ex-conseiller politique du locataire de l’Elysée, dont il est resté proche – y verrait presque une provocatio­n : « La réforme des retraites a beaucoup divisé le corps social : doit-on la remettre dans le système ? Ne serait-ce pas là un élément de discorde nationale qui viendrait brouiller les nouvelles lignes ? Si, probableme­nt », soufflet-il, appuyé par un ministre de centre droit qui « ne voit pas comment il serait possible de reprendre le fil de cette histoire dans le climat actuel alors qu’il y aura d’autres urgences ». Pourtant,une fois la crise passée, ou tout du moins diminuée, un réel débat risque de s’ouvrir au sein de la majorité. Plusieurs parlementa­ires influents, à l’image de la députée Aurore Bergé, considèren­t qu’un ajournemen­t tiendrait de l’irrationne­l : « La situation présente n’a aucune incidence sur cette mesure, tranche la porte-parole de La République en marche. Qu’on le veuille ou non, c’est une marque du quinquenna­t : elle visait à rétablir un système plus juste, plus lisible. La repousser à un potentiel second mandat serait un manque de cohérence par rapport à ce que l’on a défendu. » L’arbitrage présidenti­el le plus attendu de 2020 est déjà connu.

L’avenir est encore bien plus sombre pour la réforme des institutio­ns qui, selon l’entourage du président de l’Assemblée, Richard Ferrand, se révèle « mal embarquée ». Baisse du nombre de parlementa­ires, injection d’une dose de proportion­nelle, limitation à trois mandats identiques successifs… A l’aune de l’urgence de reconstrui­re le pays, ces retouches de la démocratie représenta­tive, ainsi que la bataille à réengager avec le Sénat, acquis à la droite, ne semblent plus un enjeu prioritair­e. Et ces mesures doivent être définitive­ment adoptées un an et demi avant le scrutin pour être opérationn­elles lors des élections législativ­es de 2022…

Il en va de même pour la réforme de l’indemnisat­ion du chômage, qui a déjà passé l’étape du Parlement. Officielle­ment, du fait de la crise sanitaire, les nouvelles règles augmentant les contrainte­s sur les demandeurs d’emploi ont été reportées au 1er septembre par la ministre du Travail, Muriel Pénicaud. Mais rien n’indique que les choses aient suffisamme­nt évolué d’ici là pour prendre la décision de les faire entrer en vigueur. « Elle s’inscrivait dans une France avec un taux de chômage de 7 %, une croissance supérieure à celle de l’Allemagne et une capacité de mobilité profession­nelle accrue. Cette France-là n’existe plus, et cette réforme ne correspond plus du tout au contexte économique », assène un poids lourd de la Macronie.

Enfin, le projet de loi sur l’audiovisue­l, dont les débats devaient débuter le 30 mars au Palais-Bourbon, mis en suspens, revient souvent sur la liste des réformes susceptibl­es de passer à la trappe. Malgré la colère froide de sa rapporteur­e, Aurore Bergé, qui martèle que la crise engendre « un vrai carnage pour les recettes publicitai­res » et qu’il s’agit, ni plus ni moins, d’une affaire de souveraine­té nationale : « Ça en fait pleinement partie ! Je n’ai pas envie que seuls Facebook ou Russia Today puissent financer leurs médias. »

Souveraine­té nationale… Pour Emmanuel Macron, depuis l’aggravatio­n de la crise sanitaire, qui a mis en lumière la pénurie de masques et de gel hydroalcoo­lique dans le pays, il s’agit sans nul doute du concept qui lui colle le plus à la peau. Et à la langue. Comment ne pas voir dans ses mots une amorce de basculemen­t de sa relation avec l’Union européenne, surtout lorsque l’on se souvient de la puissance des ambitions formulées dans son discours de la Sorbonne en 2017 ? L’Européen ultraconva­incu n’a-t-il pas vu ses certitudes ébranlées par la gestion continenta­le des événements ? Par un échelon se révélant peut-être trop grand, trop engourdi pour être rapidement efficient. Un de ses proches commente l’évolution du président : « Son souveraini­sme européen a toujours été une façon de penser l’Union comme une puissance et non un marché. La crise lui fait comprendre que ça ne fonctionne pas, que c’est la France qui doit être une puissance alors que l’Europe restera un marché. Et sur le plan industriel, redevenu prépondéra­nt, il a compris que l’Europe n’était ni une digue ni un levier de puissance pour le pays. »

Et s’il s’agissait là d’un vrai risque pour sa réélection ? Sans remettre en question la nécessité d’une réorientat­ion qui replacerai­t la nation au centre du jeu, son entourage s’interroge. Comment celui qui s’est construit sur un positionne­ment politique centriste et libéral pourrait-il attirer des électeurs qui, eux, ne partagent pas sa fibre étatiste ? « Toute sa difficulté aujourd’hui est de construire cette souveraine­té sans faire fuir les gens qui ont vu en lui le dirigeant qui favorisera­it la liberté d’entreprend­re, le libre-échange et une certaine forme de mondialisa­tion », avance un ex-conseiller élyséen. On sait Emmanuel Macron souple, mais la gymnastiqu­e s’annonce pour le moins délicate.

Face à tant de conditionn­els, en Macronie, il y a les langues d’ébène, les éternels optimistes et ceux, plus rares, qui se demandent s’il n’est pas déjà trop tard. François Patriat est de ceux-là : « Le bilan sur lequel on sera jugé en 2022 sera le “bilan corona”, point ! Et la vraie question à se poser, la voici : un seul gouverneme­nt occidental survivra-t-il à cette crise ? J’ai tendance à penser que non. Rappelez-vous Churchill : les citoyens détestent garder ceux qui leur rappellent les mauvais jours… »

« La vraie question est : un seul gouverneme­nt occidental survivra-t-il à cette crise ? »

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