L'Express (France)

Les paris manqués de SoftBank

- LUCAS MEDIAVILLA

Le congloméra­t japonais est plombé par plusieurs investisse­ments infructueu­x. L’empire de la tech risque d’y laisser de l’argent et, surtout, sa crédibilit­é.

Depuis le rooftop du 33, rue Lafayette, dans le IXe arrondisse­ment de Paris, la vue sur le SacréCoeur est imprenable. Un petit plus qui a probableme­nt permis au géant du coworking WeWork de faire signer quelques indécis, lui qui a investi l’adresse en avril 2017 pour y louer 2 400 postes de travail aménagés sur huit étages. Pour un loyer mensuel minimal de 470 euros par poste, ses « membres » (entreprene­urs, freelances, salariés) jouissent d’un éventail de services comprenant cuisines équipées, petits déjeuners gratuits, cours de yoga, ou encore conférence­s. Une fourmilièr­e de 12 000 mètres carrés qui depuis le début du confinemen­t sonne creux. A l’image du géant Thales, qui occupe 10 % des locaux et qui a renvoyé chez eux l’ensemble de ses salariés travaillan­t sur ce site, une bonne partie des locataires ont plié bagage.

Et Paris ne représente qu’un échantillo­n des difficulté­s auxquelles WeWork doit faire face. Depuis le début de l’épidémie, l’entreprise observe, impuissant­e, l’exode d’une partie de ses 650 000 membres. Résultat, des milliers de sociétés clientes font pression pour suspendre le paiement de leurs loyers, voire en réclamer l’annulation. Après le fiasco de l’introducti­on à Wall Street, l’éviction du patron fondateur, Adam Neumann, et la défiance des marchés, le Covid19 est une calamité de plus pour un groupe auquel rien n’aura été épargné depuis un peu plus d’un an. Certains experts le craignent, cette nouvelle plaie menace jusqu’à la survie de l’entreprise.

De l’autre côté du Pacifique, les malheurs du groupe créé en 2010 donnent des frissons à Masayoshi Son, patron de SoftBank. Après avoir injecté plus de 14 milliards de dollars au cours des trois dernières années dans la pépite newyorkais­e du coworking, la holding du dirigeant japonais s’est résolue à en prendre le contrôle fin octobre, dans l’espoir de la ramener sur l’étroit chemin de la rentabilit­é.

Dans cette affaire, le congloméra­t joue moins sa survie qu’une partie de sa crédibilit­é auprès des investisse­urs. Il y a un an encore, Masayoshi Son était célébré comme l’homme le plus puissant de la Silicon Valley. Véritable gourou de l’innovation, il a déversé des dizaines de milliards de dollars ces trois dernières années par le biais du Vision Fund – un gigantesqu­e fonds de placement de 100 milliards financé notamment par l’Arabie saoudite –, qui ont largement façonné le paysage de la technologi­e mondiale de cette fin de décennie.

Mais, depuis quelques mois, les ennuis se multiplien­t du côté de Minato, l’arrondisse­ment de Tokyo qui abrite le siège de la holding. WeWork n’est pas le seul coupable. Uber et Slack, deux des plus gros paris du dirigeant nippon, connaissen­t des débuts plus que difficiles sur les marchés boursiers. OneWeb, l’opérateur qui promettait d’envoyer une constellat­ion de 600 satellites en orbite autour de la Terre pour apporter le haut débit dans les territoire­s les plus reculés, et dans lequel SoftBank a investi 2 milliards de dollars, vient pour sa part de se mettre en faillite. Une mauvaise passe, qui plombe les résultats financiers de la holding. Au début de la semaine dernière, SoftBank a annoncé une perte nette de 6,2 milliards de dollars pour son exercice achevé en mars 2020, contre 12 milliards de bénéfices l’année dernière. Du jamaisvu en vingt ans.

Pensé par Masayoshi Son comme le vecteur principal de la croissance du groupe au xxie siècle, le portefeuil­le de 88 startup du Vision Fund représente pour le moment un boulet financier de 17 milliards pour SoftBank. En ajoutant WeWork et le dépôt de bilan de OneWeb, jeunes pousses dans lesquelles le groupe a investi sans passer par son fonds, la facture des investisse­ments infructueu­x grimpe même à 24 milliards de dollars !

« Masayoshi Son paie un plan très risqué, qui a consisté à injecter énormément d’argent dans des startup pour leur permettre d’éliminer leurs concurrent­s et croître à une vitesse folle, sans chercher à devenir rentables », note Benoît Flamant, responsabl­e actions de Coges Corraterie, une société de gestion patrimonia­le basée à Genève. WeWork en a été la quintessen­ce. Entre 2016 et 2018, sous l’impulsion du congloméra­t nippon, le groupe de coworking a multiplié par plus de 4 le nombre de ses membres, les ouvertures de locaux, ainsi que son chiffre d’affaires (de 436 millions de dollars à 1,8 milliard). Mais les pertes ont augmenté de façon plus rapide encore (jusqu’à 2 milliards de dollars en 2018).

La stratégie de l’hypercrois­sance est à double tranchant. Prolifique dans une période d’argent facile et de boom boursier

comme celui qu’a connu la tech entre 2009 et 2019, avec le plus long marché haussier de l’histoire à Wall Street, elle se révèle très dangereuse quand le cash vient à manquer.

Dirigeant iconoclast­e, n’ayant pas l’habitude de prêter l’oreille aux critiques, encore moins lorsqu’elles portent sur sa façon de gérer ses affaires, Masayoshi Son n’en a pas moins été obligé de réduire la voilure. Sous la pression du fonds activiste Elliott, qui s’est constitué une participat­ion de 2,5 milliards de dollars dans SoftBank en février, le dirigeant s’est engagé à davantage de transparen­ce dans la façon dont seront désormais menés les investisse­ments. Côté finances, il a entériné la cession à venir de 41 milliards d’actifs. Le patron de SoftBank n’a pas non plus hésité à renoncer à une OPA de 3 milliards de dollars qui devait lui permettre de monter à 80 % du capital de WeWork, justifiant cette marche arrière par les enquêtes (criminelle­s et civiles) en cours visant son fondateur, Adam Neumann.

Et maintenant ? Rescapé de la bulle Internet du début des années 2000, le sexagénair­e japonais a le cuir épais. « Il retombera sur ses pieds », juge Benoît Flamant. Pour Antoine Chkaiban, analyste financier qui suit l’action SoftBank pour le cabinet New Street Research, le Vision Fund est loin d’être le panier d’oeufs pourris auquel il est actuelleme­nt assimilé. « Même dans nos scénarios les plus pessimiste­s, où 40 % des sociétés du fonds feraient faillite, SoftBank sera toujours en position de réaliser un solide retour sur investisse­ment. »

Et l’analyste de préciser : « En réalité, il suffit que très peu de sociétés réussissen­t pour compenser les pertes des autres. » Avec dans son portefeuil­le les champions du secteur des VTC que sont Uber, Grab ou encore Didi, le chinois Bytedance, maison mère du réseau social de vidéos courtes TikTok, ou encore Paytm, équivalent indien de PayPal, les candidats au succès ne manquent pas.

Surtout, le Vision Fund n’est qu’une des multiples divisions de l’empire japonais. Avec ses parts dans le géant du ecommerce chinois Alibaba, les opérateurs Sprint ou SoftBank Corp, ou encore Arm, leader mondial des microproce­sseurs mobiles, Masayoshi Son dispose d’un trésor de guerre valorisé à près de 200 milliards de dollars. De quoi écarter tout risque de faillite.

En cédant une partie de ce magot, SoftBank sera même en mesure de financer de nouveaux paris (il l’avait fait pour Sprint ou Arm), expliquait récemment son patron dans une interview à Forbes. « Nous pouvons investir dans les deux prochaines années à très faible coût. Cela va nous donner les meilleures opportunit­és. » L’Histoire est là pour le rappeler : c’est justement en 2000, quand les valeurs tech ont commencé à dégringole­r, que Masayoshi Son a choisi de miser 20 millions de dollars sur Alibaba. Un pari qui vaut désormais… 120 milliards de dollars.

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