« L’année 2020 est la meilleure dans l’Histoire pour faire face à une pandémie »
Optimiste tempéré, le libéral suédois Johan Norberg célèbre les vertus de la mondialisation, même en ces temps troublés, et met en garde contre les replis nationalistes.
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de Non, ce n’était pas mieux avant (Plon), l’essayiste suédois Johan Norberg appartient au groupe des « nouveaux optimistes » aux côtés de Steven Pinker, professeur de psychologie cognitive à Harvard, ou de Max Roser, directeur de recherche en économie à l’université d’Oxford. Soit des défenseurs du libéralisme et de la mondialisation, qui aiment démontrer avec des chiffres que l’humanité ne s’est jamais aussi bien portée. En appelant ce libéral, on pensait ainsi prendre une bonne bouffée d’espoir. Mais même lui est inquiet face aux replis nationalistes.
Des écologistes aux souverainistes, tout le monde cible la mondialisation. Les critiques sont-elles justifiées ? Johan Norberg
C’est compliqué [rires]. Les humains qui parcourent la planète sont porteurs d’idées, mais aussi de virus et de bactéries. La mondialisation contribue à leur propagation. Paradoxalement, elle a aussi évité d’autres épidémies. En 2019, des chercheurs des universités d’Oxford et de Tel-Aviv ont ainsi prouvé que des interactions fréquentes entre les populations augmentent notre résistance aux souches inconnues. La mobilité est une « vaccination naturelle », selon l’épidémiologiste Robin Thompson. L’histoire a montré les dégâts que provoquait l’introduction de microbes sur une population isolée, de ceux importés par Christophe Colomb chez les Amérindiens jusqu’au H1N1 en 2009, quand 24 des 30 pays les plus touchés furent des nations insulaires. Et si la mondialisation a été un accélérateur, ce coronavirus se serait tout autant diffusé au xive siècle, à l’image de la peste. La grande différence, aujourd’hui, c’est que la science est elle aussi mondialisée. Jamais, dans l’histoire, nous n’avons donné une réponse aussi rapide à une maladie inédite. Le séquençage du génome par les scientifiques chinois a été effectué en une semaine, avant qu’une entreprise berlinoise ne produise des tests de dépistage dès février, utilisés dans le monde entier. Il a fallu à l’humanité des milliers d’années pour développer des vaccins contre la poliomyélite ou la variole. En ce début d’année, on compte près d’une centaine de programmes de recherche sur un vaccin lancés en trois mois. Sans coopération, on ne s’en sortira pas !
La crise va-t-elle freiner ou même inverser le processus de mondialisation ?
C’est une possibilité, et cela m’inquiète beaucoup. Les angoisses actuelles des individus se concentrent sur la mondialisation et l’immigration. Dans l’histoire, les périodes d’ouverture ont souvent été minées par des crises, en cas de menaces extérieures, de désastre national, mais aussi d’épidémies. En réaction, le choix est fréquemment celui de l’autosuffisance plutôt que celui du commerce international. Au xive siècle, la peste noire a provoqué un repli sur soi dans le monde musulman et a brisé l’empire mongol, qui avait permis le commerce de la route de la Soie.
Ce retrait s’est accompagné d’une réaction religieuse. Puisque la maladie vient d’ailleurs, il faut bannir les étrangers et revenir aux idées traditionnelles. Et ce en dépit de toute rationalité. Au xve siècle, la dynastie Ming suspendit les explorations maritimes, et la construction de grands bateaux fut même passible de la peine de mort. Résultat : la Chine n’a pas bénéficié des innovations technologiques et des avancées scientifiques qui ont eu lieu ailleurs. Au fond, elle a ainsi perdu cinq cents ans…
« Relocalisation », « souveraineté économique » sont sur toutes les lèvres…
Alors que des camions sont bloqués aux frontières, nous devrions prendre conscience des bénéfices que le commerce nous apporte au quotidien. La leçon de cette crise n’est pas de concentrer géographiquement des industries, mais au contraire de les diversifier. Ne pas dépendre de la Chine, d’accord. Mais l’autosuffisance est un formidable gâchis de ressources ! En ce moment, tout le monde réclame par exemple des respirateurs artificiels. Cet appareil comporte 500 composants différents. Si chaque pays possédait sa propre industrie du respirateur, on produirait cet équipement en excès. Cela aurait un coût énorme pour un petit marché domestique, dont la demande ne dépasse pas une centaine d’unités par an. On est dans le pur fantasme. Je comprends que cela soit tentant d’avoir à disposition tout ce dont on a besoin. Mais c’est justement en quoi la mondialisation nous a aidés, permettant une spécialisation des produits à un prix bien plus bas.
On accuse le néolibéralisme d’avoir détruit les systèmes de santé et d’avoir vidé les hôpitaux de leurs lits pour des raisons d’économies budgétaires.
Attendons déjà de voir qui réussit mieux que les autres face à cette épidémie. Il semblerait qu’un système plus décentralisé, comme en Allemagne, soit plus réactif qu’un système centralisé à l’image de celui qu’ont choisi la France et la Grande-Bretagne. Mais soyons prudents. Il est toujours facile de dire, en plein milieu d’une crise, ce qu’on aurait dû prévoir. Pour celle qui nous concerne, il faut des lits en soins intensifs. Cela signifie-t-il qu’on aurait dû disposer de lits en excès durant ces trente dernières années ? En Suède, le système a permis de doubler la capacité d’accueil en soins intensifs en très peu de temps. La prochaine fois, ce sera une autre crise – feux de forêts, inondations… – et les gens diront : « Ah, il aurait fallu avoir plus de pompiers ! » Etre flexible me semble plus important que mobiliser toutes ses ressources contre une seule menace. De toute façon, il vaut mieux être un pays riche dans ces moments critiques. Il existe une forte corrélation entre le PIB par habitant et les ressources allouées à la santé. Avoir des finances publiques saines est aussi un grand avantage, comme le montrent nos voisins outre-Rhin.
Les contempteurs du libéralisme sont prompts à dénoncer les méfaits de la mondialisation depuis trente ans. Qu’en disent les chiffres ?
Depuis la chute du mur de Berlin, on a assisté à une baisse spectaculaire de l’extrême pauvreté : la part de la population mondiale vivant avec moins de 1,90 dollar par jour est passée de 36 % en 1990 à moins de 10 %. En dépit de l’augmentation de la population, 140 000 personnes sortent de l’extrême pauvreté tous les jours. Sur la même période, les taux de mortalité liés aux maladies transmissibles ont été divisés par 2. La mortalité infantile a plus que diminué de moitié, ce qui signifie que la vie de 6 millions d’enfants est sauvée chaque année. L’espérance de vie a continué sa progression spectaculaire, passant de 65 ans en 1990 à 72 ans en 2016. L’année 2020 est la meilleure dans l’Histoire pour faire face à une pandémie. Nous nous plaignons du manque de respirateurs artificiels. C’est une demande légitime, mais en 1950, il n’y avait pas un seul respirateur électrique sur la planète ! Les épidémies ont toujours existé. Pour la première fois, l’humanité a une chance d’en limiter une au maximum.
La pandémie va-t-elle renforcer la récession démocratique que l’on a observée ces dernières années ?
Je suis très inquiet. Les épidémies accentuent les tendances autoritaires au sein d’une société. On le voit en Hongrie avec Orban, en Russie, où 100 000 caméras surveillent le confinement à
Moscou, aux Philippines, où Duterte a appelé à tirer sur ceux qui ne restent pas chez eux, et même en Israël, où Netanyahou en a profité pour faire reporter son procès. Mais je suis aussi inquiet pour les démocraties libérales. On n’a jamais vu un démantèlement aussi rapide de nos libertés à travers les confinements ou les contrôles des déplacements via les smartphones. Sommes-nous si certains que les dirigeants vont rétablir tous les droits des citoyens après cette crise ? Une partie oui, bien sûr, mais d’autres verront à quel point il est commode d’avoir autant de pouvoir. Soyons vigilants !
Vous abhorrez Donald Trump. Que pensez-vous de sa gestion du Covid-19 ?
Cela me déprime. Pour la première fois depuis la Seconde Guerre mondiale, les Etats-Unis ne mènent pas le jeu lors d’une crise globale. Je suis également déçu par les gouvernements européens. Leur première réaction a été d’abandonner l’idée d’une réponse commune. L’Allemagne et la France, censées être les moteurs de l’Europe, se sont repliées sur elles-mêmes. Votre pays a réquisitionné des masques du groupe suédois Mölnlycke destinés à l’Italie et à l’Espagne. C’est non seulement de la piraterie, mais cela signifie aussi que la coopération européenne ne vaut plus rien dès qu’une nation se sent menacée.
Des écologistes affirment que la nature a pris sa revanche avec l’apparition de ce coronavirus, qu’ils attribuent à une perte de la biodiversité.
J’ai relu La Peste de Camus. Paneloux, le prêtre, associe l’épidémie à un fléau divin. Ce phénomène de culpabilisation a lieu à chaque pandémie. Nous aimerions tant expliquer les catastrophes aléatoires ! Oui, nous avons sans doute trop empiété sur l’habitat des animaux sauvages. Mais la solution n’est pas d’idéaliser un mode de vie passé et jugé naturel. Au contraire, la seule façon de préserver la vie sauvage, c’est l’agriculture moderne, y compris les OGM, car c’est ce qui permet de réduire les surfaces agricoles et autorise la reforestation, comme en Europe. Pour pouvoir nourrir la population actuelle avec les techniques des années 1950, il aurait fallu convertir en surfaces agricoles 3 milliards d’hectares, soit la taille des Etats-Unis, du Canada et de la Chine réunis. Plutôt qu’un retour dans un passé fantasmé, il vaut mieux parier sur l’innovation et une révolution verte dans les pays pauvres.
Les collapsologues présentent cette épidémie comme les prémices d’un effondrement de notre civilisation…
Cela pourrait être le cas si nous fermons les frontières et démantelons la mondialisation. Mais il n’y a aucune raison que cela arrive. Nos plus grands atouts sont les connaissances, la science et les idées. Elles ne disparaîtront pas, même si nous restons à domicile quelques semaines. Tout est entre nos mains !
Depuis trente ans, la part de la population mondiale vivant dans l’extrême pauvreté est passée de 36% à moins de 10%. Les taux de mortalité liés aux maladies transmissibles ont été divisés par 2. L’espérance de vie a continué sa progression spectaculaire, passant de 65 ans à 72 ans