Les grandes contagions, miroir de nos sociétés
Les épidémies de peste, variole, choléra ou tuberculose ont chacune eu des impacts différents sur leur époque. L’historien Frank Snowden les détaille et se penche sur le coronavirus. T. M.
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Covid-19 nous changera-t-il radicalement, comme l’appellent de leurs voeux militants de gauche ou écologistes ? Puisque le « monde d’après » fait l’objet de toutes les spéculations (voir page 67), il n’est pas inintéressant de se pencher sur celui d’avant. Dans l’implacable The Great Leveler (Princeton University Press), Walter Scheidel, historien à Stanford, montre comment les pandémies, aux côtés des effondrements de civilisation, des guerres totales du xxe siècle et des révolutions communistes (ses « quatre cavaliers de l’Apocalypse ») ont fait chuter les inégalités, mais à quel prix ! A partir de 1347, la peste noire délesta l’Europe de plus d’un quart de sa population, et donc d’une partie de sa main-d’oeuvre. En Angleterre, un siècle plus tard, les revenus des travailleurs citadins non qualifiés comme ceux des paysans avaient doublé. « La peste bubonique est une maladie transformatrice qui affecte tous les aspects de la société, car elle provoque une terreur de masse », confirme Frank Snowden, professeur d’histoire à Yale et auteur du passionnant Epidemics and Society (Yale Press University).
Mais toutes les épidémies ne sont pas aussi révolutionnaires. « Les maladies épidémiques ne doivent pas se voir comme des causes interchangeables de décès. Chacune a ses particularités. Selon leurs caractéristiques (mode de transmission, durée…) mais aussi selon les perceptions qu’on en a eues, elles provoquent des symptômes sociaux différents », poursuit l’historien. Au xviiie siècle, la variole, hautement contagieuse, prend le relais de la peste. On lui doit un dixième de tous les décès au cours de cette période en Europe, et un tiers chez les enfants de moins de 10 ans. Un demi-million d’Européens en mourraient chaque année. Et pourtant, elle a plus transformé les visages de ses victimes, devenus grêlés, que la société ellemême. Contrairement à la peste, la variole n’était pas vue comme un envahisseur, mais comme un phénomène naturel affectant particulièrement les enfants.
Les deux maladies emblématiques du xixe siècle industriel, le choléra et la tuberculose, ont eu droit à des traitements bien différents. Le choléra vient d’Asie, s’attaque aux intestins et tue en quelques heures par des diarrhées en jet. « Comme Trump avec son “virus chinois”, on disait que c’était le “choléra asiatique”, une maladie d’étrangers répugnante. On stigmatisait aussi les classes populaires. Le choléra est la maladie de l’urbanisation incontrôlée », explique Frank Snowden. Une fois que les scientifiques comprirent que sa transmission se faisait par voie féco-orale et non par « miasmes », la réaction sanitaire fut forte, avec la mise en place du tout-à-l’égout. Si elle a servi d’arme antiémeute, l’haussmannisation de Paris témoigna aussi d’une volonté d’empêcher le retour du choléra.
LA FIN DE L’HUBRIS
La tuberculose tuait alors bien plus, avec, en 1900, un taux de mortalité de 201 pour 100 000 aux Etats-Unis. Mais, avant la découverte du bacille par Koch, on pensait la « consomption » uniquement héréditaire, et on en faisait un marqueur de sensibilité et de culture. De John Keats jusqu’à Thomas Mann, les artistes l’ont esthétisée. « Pour les femmes, c’était presque un idéal de beauté, à l’image du tableau Poudre de riz de ToulouseLautrec », note l’historien de Yale. « Imaginerait-on Mimi, dans La Bohème, agoniser du choléra ? » Ironie de l’histoire, la tuberculose connaît un déclassement social après la victoire de la théorie des germes et se voit ostracisée.
Si chaque épidémie s’avère être un miroir de nos sociétés, que nous reflète le Covid-19 ? Pour Frank Snowden, « c’est la grande maladie de la mondialisation. Un virus peut être à Jakarta le matin et le soir avec vous à Paris ». Sortant de son rôle d’historien, il estime que le tourisme et le commerce en garderont des séquelles. Le nouveau coronavirus remet aussi en avant le sujet des inégalités. « Alors que, au début, le Covid-19 a été perçu comme la maladie des Albert de Monaco et Tom Hanks, on voit désormais qu’il a un impact plus fort sur les défavorisés. Aux Etats-Unis, où les classes sont indissociables des groupes ethniques, les taux de mortalité des hispaniques, des Afro-Américains et des Amérindiens sont deux fois plus élevés de celui des Blancs. »
Du côté des écologistes, on accuse la perte de biodiversité, même si le lien semble très idéologique dans le cas d’un Covid-19 apparu sur le marché d’animaux sauvages à Wuhan. Mais les questions des zoonoses et d’une déforestation déjà rendue responsable dans le cas d’Ebola vont devenir centrales. « C’est en tout cas la fin de l’hubris qui avait marqué l’après-guerre, où nous pensions que la civilisation et la science nous rendaient invincibles à Paris ou à New York », conclut Frank Snowden. « A Yale, ils avaient même fermé le département des maladies infectieuses ! »
« Au début, le Covid-19 a été perçu comme la maladie des Albert de Monaco et Tom Hanks, on voit désormais qu’il a un impact plus fort sur les défavorisés »