La délicatesse du traducteur, par Pierre Assouline
Hommage au discret Robert Kahn, qui s’est attaqué avec bonheur et précision aux Journaux de Kafka.
Au diable les lectures dites
« de confinement » supposées alléger le quotidien des confinés malades de la peste ! Plongez-vous plutôt dans le journal d’un grand écrivain. Si ce n’est dans ceux de Virginia Woolf ou d’André Gide, ne vous laissez pas impressionner par le poids des Journaux de Franz Kafka (840 pages, 35 euros), parus il y a peu aux éditions Nous, sises à Caen, et injustement punis par les portes closes des librairies. Jetez-vous sans hésiter dans cette « Première traduction intégrale », comme le proclame fièrement le bandeau.
Il est vrai que la version de Marthe Robert (1954) était fautive et incomplète : non seulement elle se fondait sur le manuscrit fourni par Max Brod, qui avait allègrement censuré chez son ami des passages jugés obscènes (visite chez les prostituées de Prague, etc.) ou susceptibles de choquer
(« Je passai près du bordel comme si c’était la maison d’une bien-aimée ») et des noms de personnes vivantes, mais, de plus, pour certains fragments, elle avait travaillé à partir de la version anglaise, plus fiable, se livrant à une traduction d’une traduction.
L’âpreté originelle retrouvée
Ces Journaux, le traducteur Robert Kahn s’en est donc saisi après avoir donné chez le même éditeur (Nous) de nouvelles versions des Lettres à Milena et des Derniers cahiers. Là encore, il s’est assigné la tâche de laisser résonner dans la langue d’arrivée l’écho de l’originale. Plongé dans la lecture de cette nouvelle traduction depuis des semaines, m’offrant le luxe de m’y promener par sauts et gambades, de la laisser et d’y revenir, ce que le confinement autorise quand il ne l’encourage pas, j’en ai précipité l’achèvement en apprenant la disparition, il y a quelques jours, du traducteur, des suites d’une longue maladie.
Maître de conférences en littérature comparée à l’université de Rouen, Robert Kahn y a rendu le diariste à sa sécheresse, son âpreté et sa précision originelles. La chronologie chaotique de l’écriture est cette fois respectée et son triple registre (ébauche, fragment, quasi-achèvement) restitué, qu’il s’agisse de réflexions, d’éclats de pensées ou de morceaux de fictions. Le caractère de work in progress de son Journal, tenu de 1910 à 1923, est rappelé en permanence par les doutes qu’exprime l’auteur dès lors qu’il analyse son roman en cours. Son humour très noir s’accentue. Et, comme par magie, cette relecture encourage à nouveau le commentaire – car il est peu d’oeuvres qui, autant que celle-ci, favorisent la dispute, ce qu’un Céline aurait qualifié de pilpoul talmudique infini, rendant ainsi involontairement hommage à l’universalité et à l’intemporalité de l’oeuvre.
L’érudition et la simplicité
Ils devraient tous se précipiter vers ces Journaux, tous ceux qui, à un moment de leur longue vie de lecteur, ont été hantés par la lecture du Procès, de La Métamorphose ou du Château ou encore de la Lettre au père et qui n’en sont pas revenus.
Ils verront que même ces notes pour soi, ces ébauches d’ébauches, une fois rendues à leur état brut dans leur ponctuation et leur présentation erratiques, comme c’est le cas sous la plume de Robert Kahn, piquent les yeux et mordent la peau, car elles ont elles aussi vocation à être « la hache qui brise la mer gelée en nous ».
C’était un traducteur tout de finesse, de discrétion et d’humilité, curieux des êtres et des choses, chez qui une solide érudition de germaniste se manifestait avec simplicité. Du genre à faire passer de l’humain dans ses courriels professionnels. Selon le critique Alain Dreyfus qui l’évoqua sur le site du Nouveau Magazine littéraire, Robert Kahn avait travaillé jusqu’à ses dernières limites, ce qui lui permit d’offrir à ses amis, en cadeau de départ, un dernier inédit de Kafka. Une longue synthèse traduite par ses soins que l’écrivain, docteur en droit et haut fonctionnaire, destinait à ses supérieurs aux Assurances ouvrières du royaume de Bohème. Il avait consacré une grande partie de son énergie à la mise en oeuvre d’une loi sur les accidents du travail adoptée par l’Autriche-Hongrie en 1887. Ce rapport, daté de 1915, est relatif aux accidents qui se multipliaient alors dans des usines reconverties à l’économie de guerre et qui touchaient principalement des ouvriers peu formés, réquisitionnés afin de remplacer des ouvriers spécialisés partis sur le front. Eût-on voulu rappeler que Kafka n’était pas le petit employé gris et éteint dont la légende a répandu la fausse image que l’on ne s’y serait pas pris autrement. Exemplaire jusqu’au bout, cette délicatesse du traducteur. Pierre Assouline, écrivain et journaliste, membre de l’académie Goncourt.