L'Express (France)

Nicky l’indomptabl­e, par Christophe Donner

- écrivain. Christophe Donner,

E «lle est restée mignonne jusqu’au bout. » C’est Jean-Claude Fasquelle qui parle ainsi de sa femme Nicky, au lendemain de sa mort. Mignonne, cette tigresse ? Il faut beaucoup d’amour pour voir en Nicky Fasquelle une personne mignonne. Mais ce mot ne vient pas d’un aveuglemen­t, c’est un éclairage. Son intransige­ance, sa dureté, elle en était fière et navrée. Rien ni personne n’aurait pu la faire renoncer à être ce qu’elle était dans un métier – directrice du Magazine littéraire – archisocia­l, confit de convention­s, et dans un statut – femme du directeur des éditions Grasset –, percé de chausse-trappes mondaines, demandant du tact, de la diplomatie, une prudence, elle n’en avait aucune. Son passeport, c’était sa franchise, et il était curieux de la voir passer partout avec ça. D’un pays à l’autre, d’un milieu à l’autre, d’un auteur à l’autre. Nous, les écrivains, comment faisait-on chaque fois qu’elle nous envoyait paître avec cette voix rauque, tourbée, ses mots intraitabl­es, définitifs, injustes, et parfois pas du tout, parfois extralucid­e, grande devineress­e et casseuse de mode, de mythe, rabaisseus­e de pinacles, releveuse de mésestimes ? Comment faisait-on au milieu de cette tempête d’irrévérenc­es pour lui conserver notre estime sans nous montrer dociles ? Comment faisait-on pour lui pardonner toutes les conneries qu’elle pouvait dire, aussi ? Eh bien parce qu’elle était, nous le comprenons à présent grâce à Jean-Claude, mignonne. S on indépendan­ce était aussi financière, elle était une des filles de Fabio Jegher, l’inventeur du Totocalcio, le pari sportif italien. Nicky parlait de son père, par ailleurs producteur de cinéma

(Il Moralista), comme du premier amour de sa vie et elle aimait choquer son monde en racontant qu’à 15 ans elle se serait damnée pour coucher avec lui : « Malheureus­ement, il n’a jamais voulu. Sous prétexte que ça aurait rendu maman jalouse. » Après avoir testé les réactions embarrassé­es de l’assistance, elle ajoutait :

« Je crois qu’il a bien fait. »

Ces dernières années, elle avait mal partout et tout le temps, l’arthrose, ou quelque chose comme ça. Mais avant de se faire dégommer par le coronaviru­s, à 80 ans, elle se bagarrait encore avec Jean-Claude pour savoir s’ils avaient servi des pâtes aux truffes à Umberto Eco avant ou après le prix Médicis, en novembre 1982. Quand elle ne voulait pas avoir tort, elle baissait un peu la tête, genre bélier, et c’était le signal qu’il valait mieux ne pas insister. Elle avait si bien pris l’habitude de ne pas être d’accord qu’elle profitait de son début de surdité pour entendre les choses de travers et aussitôt monter sur ses grands chevaux. C ’était notre projet, les grands chevaux. C’est là où j’aurais dû comprendre qu’elle était mignonne. Au regard qu’elle m’a lancé quand je lui ai proposé de participer à l’achat d’un trotteur. Et à son chagrin, deux ans plus tard, quand il a fallu le castrer. L’affaire a réveillé un de ses traumatism­es de petite fille. Toujours avec son père, propriétai­re d’une grande écurie de courses en Italie. Il l’avait emmenée assister à une saillie. Lesquelles se faisaient encore « au naturel » : on fait venir le souffleur, qui doit aller sentir sous la queue de la jument pour savoir si elle est en chaleur et, si le test est positif, on amène l’étalon qui fait le travail. En voyant ça, la petite fille s’est mise à hurler, protestant contre cette injustice ; elle en pleurait.

Nicky est partie un lundi de Pâques, elle qui se prétendait allergique à l’encens et ne pouvait entrer dans une église. Je voulais lui rendre hommage et en profiter pour lancer un appel aux messieurs du gouverneme­nt dont certains ont écrit des livres publiés par la maison Grasset, et ont peut-être dîné chez les Fasquelle, peut-être même des pâtes à la truffe : en souvenir de Nicky, déconfinez les courses !

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