Remue-méninges Nous ne sommes pas irrationnels !, par Albert Moukheiber
La qualité des informations reçues plus que nos biais cognitifs explique nos comportements face à l’épidémie.
Depuis qu’est apparue la crise sanitaire liée au Covid-19, nous assistons à un pullulement d’articles sur notre irrationalité face au virus. Très souvent, nos biais cognitifs sont désignés comme les coupables de ces travers. Pas certain. Pour utiliser une définition relativement consensuelle, on peut désigner un biais cognitif comme une distorsion dans le traitement d’une information par rapport à la réalité. Or, dans le cas du coronavirus, le problème n’est pas vraiment celui du traitement de l’information.
Ce qui ne signifie pas que les biais cognitifs ne sont pas impliqués dans le fonctionnement de notre cerveau, mais il ne faut pas non plus tomber dans le piège de la cause unique.
Injonctions contradictoires
Plusieurs articles utilisent l’hypothèse des biais cognitifs pour expliquer pourquoi, au début de la pandémie, les citoyens étaient encore nombreux à déambuler dans les parcs ou dans les rues : certains citent celui de l’optimisme, d’autres ceux des normes sociales ou encore celui de la représentativité.
Or le problème principal n’est pas dans le traitement de l’information, mais dans sa qualité. L’information que nous recevions au début de l’épidémie était tout simplement erratique – rien d’anormal à cela du fait de la nouveauté du virus. Les masques ont été présentés comme empêchant uniquement les personnes malades de transmettre le virus ; puis cette assertion fut contredite.
Les chercheurs se corrigent au fur et à mesure que leurs connaissances s’améliorent, et les citoyens doivent adapter leurs comportements en fonction de ces évolutions. On le voit aussi dans les publications scientifiques autour des effets du Covid-19, notamment en ce qui concerne le cerveau, où, là encore, les résultats sont très embryonnaires. De plus, les injonctions des autorités sont souvent contradictoires. Dire, par exemple, qu’il faut absolument rester chez soi mais aussi aller voter plonge chacun d’entre nous dans la confusion. Mais, une fois le confinement acté, le 17 mars, il faut reconnaître que la majorité de la population l’a relativement bien respecté.
Infantilisation collective
Nous vivons un moment compliqué et inédit, au cours duquel notre raisonnement est dépendant d’une situation toujours évolutive. Le contexte et nos a priori conditionnent donc considérablement les mécanismes de traitement de l’information. Faute de recul ou de certitudes sur le Covid-19, un temps d’adaptation a été nécessaire pour ajuster nos comportements. Ailleurs qu’en France, dans d’autres pays comme la Corée du Sud, plus régulièrement confrontés aux épidémies et qui ont en la matière une sorte de « culture », la gestion politique de la crise et les réflexes de la population ont été moins irrationnels.
Chez nous, on l’a constaté à travers moult décisions politiques, une sorte de paternalisme l’a emporté, jusqu’à mettre en cause la capacité de la société à réagir face à cette crise invisible.
Or c’est là que le bât blesse. Ce n’est pas l’interprétation de multiples informations qui est responsable du manque de masques, de gants ou de l’impréparation de l’Etat. Si cette épidémie restait difficile à planifier, elle était largement prévisible, à condition d’avoir pris le temps d’écouter une grande partie des virologues et des épidémiologistes au cours de ces dernières années – même Bill Gates tirait la sonnette d’alarme dès 2015, estimant qu’un tel désastre sanitaire était quasi inévitable. Mais lorsque l’on pointe les manquements du gouvernement, on nous oppose un problème de temporalité : « Ce n’est pas le moment de désigner des coupables, mais celui d’être solidaire ; on verra après », peut-on s’entendre répondre. Il y a là une sorte d’infantilisation collective, où le coupable est l’individu.
Ne pas caricaturer certaines notions
Dans ce quotidien du confinement qui rend chacun d’entre nous particulièrement avide d’informations, la plupart des médias reprennent des articles pour mettre en avant la culpabilité du citoyen, alors que cette responsabilité ne devrait pas être la sienne. Cette tendance à vouloir tout expliquer par des biais cognitifs, et ce, souvent après coup, est éminemment dangereuse. Pour un neuroscientifique comme moi, il y a là un risque de caricaturer cette notion.
Et de lui faire perdre son intérêt premier : comprendre le traitement de l’information par une personne dans un certain contexte, par rapport à des a priori. Albert Moukheiber, docteur en neurosciences et psychologue clinicien.