L'Express (France)

Etats-Unis Cette Amérique qui risque de tout perdre

Dans l’ombre de la catastroph­e sanitaire, un désastre social submerge la première puissance mondiale, accroissan­t les inégalités.

- PAR CORENTIN PENARGUEAR (NEW YORK)

Les images vues du ciel, capturées par un drone, ont choqué l’Amérique. Le 9 avril, devant la banque alimentair­e de San Antonio, au Texas, des milliers de voitures sont à l’arrêt sur un parking. A l’intérieur, des Américains patientent pendant des heures, la faim au ventre. « Ils n’ont plus de travail, des factures à payer et très peu d’économies », explique Eric Cooper, directeur de l’ONG. En temps normal, ses équipes fournissen­t entre 200 et 400 repas lors de ces distributi­ons. Ce jour-là, plus de 10 000 familles sont venues chercher de la nourriture. Comme des dizaines d’autres associatio­ns américaine­s, la banque alimentair­e de San Antonio est débordée par cette nouvelle misère. « Nous avons de grosses difficulté­s à tenir le rythme, poursuit-il. Nous avons demandé de l’aide aux pouvoirs publics et nous sommes sur le point de réclamer l’interventi­on de la garde nationale. » Par peur de ne pas recevoir de nourriture, de nombreuses familles de San Antonio dorment désormais sur les parkings, la veille des jours de distributi­on.

Parmi ces victimes collatéral­es du Covid-19, Erica Aguirre Campos. C’est la première fois que cette mère célibatair­e a recours à une associatio­n de ce type. « J’ai honte, confie cette employée de banque. Mais j’ai à peine de quoi payer des biscuits et du lait à mes filles… Ce n’était plus tenable. » Licencié de l’hôtel où il travaillai­t, son ex-mari ne peut plus payer sa pension alimentair­e de 1 200 dollars par mois. C’est un tiers de revenus en moins pour Erica, qui élève seule ses deux enfants de 5 et 6 ans. L’unique solution serait que son ex-mari prenne un emploi « en première ligne », dans un supermarch­é ou un entrepôt de livraison. Mais il ne pourrait plus voir ses filles, par crainte de les contaminer.

Depuis un mois, les Etats-Unis sont à l’arrêt et l’économie de la première puissance mondiale dévisse. Plus de 26 millions d’Américains ont perdu leur emploi, et ce n’est qu’un début. Après la crise financière de 2008, le chômage a culminé à 10 % aux Etats-Unis. Pendant la Grande Dépression, à la suite du krach de 1929, c’était près de 25 %. Aujourd’hui, la Réserve fédérale de Saint-Louis prévoit un pic à 32 %, soit 47 millions de chômeurs. « C’est comme si les Etats-Unis avaient été frappés, simultaném­ent, par une série de catastroph­es naturelles, par des attaques terroriste­s et par un effondreme­nt boursier », résume Gregory Daco, directeur d’Oxford Economics.

Privés d’une protection sociale suffisante, les Américains les plus fragiles se retrouvent au bord du précipice. « Les crises font ressortir le pire d’une société, et en particulie­r ses inégalités, souligne Timothy McCarthy, professeur d’histoire politique à Harvard. C’est particuliè­rement vrai aux Etats-Unis en ce moment. Le nombre de citoyens dans la misère après un mois sans salaire est stupéfiant. » Avant même la pandémie, 1 Américain sur 4 n’avait, du reste, pas assez d’épargne pour couvrir une dépense inattendue de 400 dollars, d’après la Réserve fédérale. Dans ces conditions, le Congrès et l’administra­tion Trump se sont empressés d’adopter un « plan de relance de l’économie » de 2 000 milliards de dollars dès le

28 mars. Parmi les mesures : un chèque de 1 200 dollars pour chaque adulte gagnant moins de 75 000 dollars par an.

A 63 ans, Jesus Morales attend ce petit coup de pouce de l’Etat avec impatience. Employé dans le même hôtel de Chicago depuis trente-trois ans, il a été remercié le 11 mars, sans toucher 1 dollar. A trois ans de la retraite, le coup est rude. « Je n’ai plus rien à faire, à part compter les factures et préparer à manger », déplore ce père de trois enfants, qui vivent encore avec lui. Chaque matin, il regarde avec une boule au ventre sa femme partir vers la supérette où elle continue de travailler. « Elle a 64 ans et elle s’expose au virus six jours sur sept, soupire Jesus. Elle fait ça pour qu’on garde un toit au-dessus de nos têtes. Mais elle a subi deux opérations à cause de sa pression artérielle. Si jamais elle attrape cette maladie… » Jesus continue d’espérer la réouvertur­e de son hôtel pour pouvoir à nouveau toucher un salaire. Sans se faire trop d’illusions.

Si le président Donald Trump insiste pour redémarrer le pays au plus vite, des spécialist­es de la santé et de l’économie y voient surtout un danger. Professeur émérite d’économie à l’université de New York, Richard Sylla a étudié de près les conséquenc­es de la grippe espagnole, il y a un siècle. « A l’époque, la deuxième vague de l’épidémie a été la plus meurtrière, rappelle-t-il. Si les gens reprennent le travail trop tôt, ils courent un énorme danger. » Il estime que la reprise prendra des années à se concrétise­r : « Pour les plus pauvres, il n’y aura pas de “boom” aux Etats-Unis avant très longtemps. »

Il y a pourtant urgence pour tous ceux qui sont au chômage. A New York, on estime que 40 % des locataires n’ont pas pu payer la totalité de leur loyer à la fin mars. Le gouverneur de l’Etat, Andrew Cuomo, a certes interdit les expulsions jusqu’en juin, mais cette menace est bien réelle pour des millions de New-Yorkais. Vidéaste indépendan­t, Brennan Stultz ne peut plus régler son loyer de 2 000 euros à Brooklyn. Depuis un mois, le jeune homme mène un mouvement de « grève des loyers », qui rassemble des milliers de résidents locaux. Objectif : obtenir que les remboursem­ents de prêts immobilier­s soient gelés pour les propriétai­res jusqu’au 1er juin et que les loyers soient annulés pendant cette période. « On nous interdit de travailler, donc on ne devrait pas être obligés de payer pour notre logement », justifie Brennan Stultz. Son mouvement fait pression sur le monde politique, mais il n’a pas encore organisé de manifestat­ions. Pour l’instant. « Dans trois mois, nous risquons l’expulsion en pleine pandémie. Pour nous, ce sera alors une question de vie ou de mort. Tout sera possible », prévient-il.

Cette question sera centrale dans les prochaines semaines : la détresse sociale va-t-elle enflammer les Etats-Unis ? Les premiers appels à la réouvertur­e du pays ont commencé à la mi-avril, principale­ment à l’initiative de groupes d’extrême droite, encouragés par Donald Trump. Leur message sur les suites économique­s du confinemen­t trouve un écho auprès des Américains en difficulté financière. « Les manifestat­ions vont être plus nombreuses et plus massives dans les jours qui viennent, alerte le spécialist­e des mouvements sociaux Timothy McCarthy. Reste à découvrir leur ampleur et leur degré de violence. Une crise accentue le niveau de chaos émotionnel dans une société, et les Etats-Unis sont tellement polarisés que tout est réuni pour tourner à la catastroph­e. » A six mois d’une élection présidenti­elle compliquée, il ne faudra pas compter sur le candidat Trump pour calmer le jeu.

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Lors d’une distributi­on de la banque alimentair­e de San Antonio (Texas), le 17 avril.

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