Notre-Dame de Paris, un fantasme de peintre
De Jacques-Louis David à Picasso, en passant par Edward Hopper, la cathédrale a nourri l’imaginaire des grands maîtres. Un an après l’incendie qui l’a ravagé, deux expositions virtuelles rendent hommage au monument avec une sélection d’oeuvres qu’il a inspirées.
Janvier 1910. L’émotion est à son comble sur l’île de la Cité, au coeur de Paris. A Notre-Dame, le 26, on relève 2 mètres d’eau dans le sous-sol de la sacristie et 1,50 mètre dans celui du presbytère. Le 30, le fleuve recouvre le quai de la Tournelle jusqu’en haut des réverbères, spectacle saisissant immortalisé le jour même par Albert Pierson, qui peint le dos de la cathédrale cernée par l’inondation. Une fois de plus, voilà l’emblématique édifice de la capitale témoin vedette sur la toile des grands événements de l’Histoire, à l’instar de cette crue d’une ampleur inégalée.
Le dernier fait marquant en date – l’incendie qui ravagea la charpente et la flèche du monument – reste dans toutes les mémoires. C’était il y a un an, et, pour célébrer ce triste anniversaire, deux expositions virtuelles rendent hommage à Notre-Dame. La première, mise en ligne par Paris Musées (1), retrace son destin à travers plus de 120 images issues de ses collections : tableaux, maquettes, photographies, films d’archives. La seconde, visible sur le site de l’Universal Museum of Art (2), se concentre sur le médium pictural, par le biais d’une soixantaine d’oeuvres commentées, des enluminures de Jean Fouquet, au Moyen Age, à la palette acérée de Bernard Buffet, dans les années 1980.
Au fil de ses huit cents ans d’existence, la cathédrale connaît des fortunes diverses dans l’imaginaire des peintres. Mais ce n’est qu’au début du xixe siècle qu’elle suscite un engouement artistique inédit, grâce au célèbre Sacre de Napoléon de David, qui répond alors à une commande de l’empereur. Vingt-cinq ans plus tard s’ouvre un véritable âge d’or pour Notre-Dame de Paris, avec la parution, en 1831, du roman éponyme de Victor Hugo. Un an plus tôt, Delacroix, le poids lourd du romantisme, donnait déjà le ton en peignant La Liberté guidant le peuple, où l’on distingue, à l’arrière-plan, les deux tours émergeant d’un nuage de fumée.
Les estampes, gravures et affiches, symboliques ou caricaturales, se multiplient autour de l’auteur de Notre-Dame de Paris et de ses personnages légendaires – Esmeralda, Quasimodo et consorts. Mais la cote de l’édifice ne s’arrête pas à Hugo. A l’orée du xxe siècle, il devient le sujet incontournable de l’avant-garde nationale et étrangère. A commencer par Edward Hopper. Comme nombre de ses compatriotes, le jeune Américain de 25 ans séjourne en France pour parfaire sa formation. Sa cathédrale de 1907 semble en apesanteur, hors du temps, et annonce l’atmosphère envoûtante de ses réalisations futures. A la même époque, Matisse, lui, figure la sienne sur des toiles lumineuses aux larges aplats de couleurs, prémices du fauvisme tout proche. En 1914, il en livre une représentation étonnante dans sa Vue de Notre-Dame, quai Saint-Michel : on pourrait presque croire la peinture inachevée tant elle apparaît dépouillée, réduite à un fond bleu-gris, une tache verte et quelques traits noirs. Non sans audace, le peintre flirte ici avec l’abstraction.
Au cours des décennies suivantes, le monument ne cessera de faire fantasmer les créateurs. Au mitan des années 1950, il est sublimé dans Les Monstres de Notre-Dame sous la patte onirique de Chagall, qui coiffe les tours d’une stryge et d’un coq géants, tandis qu’en haut du cadre un couple d’amants enlacés s’envole dans la nuit. Chez Picasso, la vieille dame fleure bon le cubisme et se dévoile, en 1944, derrière l’arche d’un pont, telle une composition déconstruite aux éléments décalés. Dix ans après, la voilà parée de jaune et de rose, aussi joyeuse qu’affranchie des règles de la perspective, sur un tableau daté du 25 octobre 1954 : le jour de ses 73 ans, le génie catalan s’offre ainsi une version festive et déjantée du symbole phare de la capitale. (1) www.parismusees.paris.fr (2) the-uma.org/fr