L'Express (France)

La rigueur, même dans l’urgence, par Alain Fischer

La pandémie ne dispense pas de mener de solides études cliniques avant de proposer des traitement­s aux patients.

- Alain Fischer Alain Fischer est professeur d’immunologi­e pédiatriqu­e, titulaire de la chaire de médecine expériment­ale au Collège de France, membre de l’Académie des sciences et de médecine, et membre fondateur de l’Institut Imagine.

La médecine progresse grâce à l’apport des sciences. Parmi celles-ci, les mathématiq­ues et la statistiqu­e ont permis d’élaborer les outils d’évaluation rigoureuse des pratiques et des nouvelles thérapeuti­ques. Les bases en ont été posées à la fin du xviiie siècle par Daniel Bernoulli. En comparant des groupes d’individus traités et non traités, il démontra que l’inoculatio­n de la variole protégeait contre cette maladie. Depuis lors, la méthodolog­ie d’évaluation a été codifiée. Elle implique de séparer par tirage au sort deux groupes au sein d’une population homogène de patients : l’un reçoit le médicament à tester ; l’autre, dit témoin, le traitement de référence, s’il en existe un, ou un placebo. Ces essais dits contrôlés ont été déterminan­ts dans les avancées concernant les traitement­s des cancers, des maladies cardiovasc­ulaires ou encore des maladies infectieus­es comme, récemment, l’hépatite C. Aujourd’hui, aucun médicament n’est mis à dispositio­n sans avoir ainsi été éprouvé.

Une pratique fondée sur l’intuition ?

Peut-on mettre en oeuvre une médecine fondée sur les preuves en situation d’urgence, de crise telle que celle générée par la pandémie de Covid-19, pour laquelle on ne dispose pas de traitement efficace ? Ou bien faut-il accepter, faute de mieux, une pratique médicale fondée sur de fragiles observatio­ns, voire sur l’intuition ? Peut-on résoudre la contradict­ion entre une action immédiate et la durée nécessaire à l’acquisitio­n des connaissan­ces ? La situation d’urgence exerce une contrainte de temps en apparence incompatib­le avec la réalisatio­n d’un essai thérapeuti­que qui, de sa conception à son autorisati­on, puis à sa mise en oeuvre et enfin à son interpréta­tion, peut prendre plusieurs mois ou années. Cet argument est mis en avant par ceux qui tentent de s’abstraire de la règle commune. Qu’en est-il dans les faits ? Il existe à ce jour plus de 15 molécules en essai contrôlé pour traiter le Covid-19. En quelques jours, des études assez complexes comparant par exemple quatre approches thérapeuti­ques à l’absence de traitement et incluant 3 200 patients – essai européen Discovery – ont débuté grâce à une mobilisati­on de toutes les parties prenantes.

Des résultats amplifiés par les politiques

Au prix de quelques simplifica­tions, mais sans renoncer à l’intangibil­ité du tirage au sort, des dizaines d’essais ont été lancés en France et dans le monde. Ils apporteron­t, dans des délais brefs, des informatio­ns cruciales. Beaucoup sont dits adaptatifs : des étapes d’évaluation intermédia­ire permettent, par l’emploi des probabilit­és conditionn­elles, de modifier rapidement l’expériment­ation dans l’intérêt des patients en se référant aux premiers résultats. Le recours à des essais non contrôlés n’apporte, au mieux, que des indication­s, ce qui comporte un risque de surinterpr­étation des résultats, à l’image de ce que l’on a observé en France pour la chloroquin­e. Diffuser par les médias les résultats de telles études biaisées expose la population à de fausses conclusion­s, source d’effets délétères multiples, et ce d’autant qu’ils sont amplifiés par des hommes politiques. Un temps précieux est perdu dans la recherche de preuves d’efficacité, alors que certains, convaincus par les campagnes médiatique­s, réclament de la chloroquin­e et refusent de participer à un essai contrôlé. L’utilisatio­n massive d’un médicament, même bien connu, peut exposer à des complicati­ons graves dans un contexte nouveau, celui du Covid. Primum non nocere !

Eviter un retour à l’époque de Molière

Au-delà, favoriser l’utilisatio­n d’une thérapeuti­que non validée risque d’altérer la compréhens­ion, par le public, du processus d’évaluation des médicament­s. Pourquoi, à l’avenir, et dans d’autres circonstan­ces, ne pas s’affranchir de ces règles qui constituen­t pourtant les bases de la confiance des citoyens ?

Il est reproché aux essais contrôlés une rigidité qui serait incompatib­le avec la prise de décision médicale « de terrain ». C’est un faux procès. Les progrès de la médecine résultent de la combinaiso­n entre la créativité, génératric­e d’hypothèses, et l’évaluation rigoureuse. C’est le rôle de la communauté scientifiq­ue et médicale de l’expliquer sans relâche ni concession afin d’éviter une crise de la médecine, qui ne serait alors plus fondée sur les preuves. Une forme de régression vers les pratiques en vigueur à l’époque de Molière.

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