La sino-mondialisation a commencé
Vecteur de progrès, le libre-échange est aussi un moyen pour les puissances d’imposer leurs vues. Ce dont la Chine ne se prive pas.
En ces temps de pandémie, la chasse aux boucs émissaires a largement commencé, avec un coupable idéal : la mondialisation. Et, avouons-le, cette « américano-globalisation », comme la désigne l’ancien ministre Hubert Védrine (1), a tout pour être détestée. Non seulement elle est accusée de creuser les inégalités, de saccager la planète, de désindustrialiser nos contrées, mais elle nous priverait également de notre souveraineté. Et qui donc nous a tendu ce piège ? Les « mondialisateurs », précise l’auteur, à savoir « des théoriciens, des gouvernements, des forces économiques et financières, les marchés, la Silicon Valley, des entreprises, certaines catégories professionnelles ». Bref, les nouveaux maîtres du monde, qui ont transformé la planète en une partie de Monopoly sauvage.
Le président chinois Xi Jinping porte un regard très différent sur ces mutations en cours. Invité en janvier 2017 au Forum de Davos, il avait expliqué que « l’économie mondiale est un vaste océan auquel nul ne peut échapper ». Et surtout pas la Chine, qui a plongé dedans la tête la première et n’a pas à s’en plaindre : de 2000 à 2015, le nombre de Chinois en état d’extrême pauvreté est passé de 500 millions à moins de 10 millions, selon la Banque mondiale. Au cours des deux dernières décennies, le revenu annuel moyen par habitant y a été décuplé, franchissant pour la première fois le seuil symbolique des 10 000 dollars.
La Chine n’est pas le seul pays gagnant de la mondialisation. L’extrême pauvreté a fortement reculé sur l’ensemble de la planète, ne touchant plus que 10 % de la population en 2015, contre 36 % en 1990. Mieux, l’humanité a vu son espérance de vie progresser de cinq ans de 2000 à 2015. Ces données ne disent sans doute pas tout d’une histoire forcément plus mouvementée qu’une série de statistiques, mais gardons-les en tête : la libéralisation des échanges tout comme le développement des transports et des communications ont eu des effets bénéfiques pour des centaines de millions d’êtres humains. Ce qui est vrai aussi, c’est que cette tendance paraît irréversible. L’historienne américaine Valerie Hansen (2) montre que déjà vers l’an 1000 les explorateurs traçaient les premières routes de la mondialisation, bien avant Henri le Navigateur ou
Christophe Colomb. Depuis, le phénomène n’a cessé de s’amplifier. Et, loin de se limiter aux marchandises, il concerne les sciences, la culture, l’éducation, le tourisme. Songe-t-on qu’entre 1995 et 2020, le nombre de voyageurs internationaux a presque triplé, passant de 500 à 1 400 millions ?
Certes, avec le Covid-19, l’activité est au point mort. De même qu’une partie de la planète est en mode pause. Ce qui n’empêche pas la mondialisation de se poursuivre au fond des mers. Car c’est là que circulent des centaines de milliers de kilomètres de câbles acheminant les vidéos, les voix et les données d’Internet. Nos applications Teams, Zoom ou Skype ne fonctionneraient pas sans ces tuyaux modernes. Faudrait-il, au nom de la démondialisation, les couper ? Lorsque le 16 août 1858 fut inauguré le premier câble sous l’Atlantique, le président américain James Buchanan envoya un télégramme à la reine Victoria, confiant qu’il voyait dans le télégraphe « un instrument destiné par la divine providence à répandre la religion, la civilisation, la liberté et la loi dans le monde ». Déjà, l’internationalisation de la technique rimait avec le désir de conquête. Un siècle et demi plus tard, l’impérialisme américain a pâli, et le centre de gravité de la Terre s’est déplacé vers le Pacifique. Car il semble chaque jour plus clair que Pékin souhaite imposer la « sino-globalisation » qui s’annonce. Il faut relire Raymond Aron qui, en 1969, s’intéressait déjà aux effets de la « planétarisation » (3). Si utiles que puissent être les relations à travers les frontières entre les personnes privées – qu’il s’agisse de sport, de science, de tourisme, de religion ou de commerce –, les Etats demeurent aujourd’hui ce qu’ils ont été à travers les siècles : soumis à la loi de la jungle. Plutôt que de vouloir à tout prix démondialiser, peut-être serait-il temps de constater notre échec à vouloir réguler le commerce international. Ce qui n’est nullement une excuse pour arrêter d’essayer.
(1) Dans une note pour le think tank Terra Nova, « La mondialisation à l’heure des comptes » (31 mars 2020). http://tnova.fr/notes/la-mondialisation-a-l-heure-des-comptes (2) The Year 1000 : When Explorers Connected the World and Globalization Began (Scribner, 2020). (3) Les Désillusions du progrès (Calmann-Lévy, 1969).