C’était la dernière séance…, par Abnousse Shalmani
Avec la concurrence du streaming, plus que jamais féroce, la pérennité des salles de cinéma pose question.
La salle de cinéma est née au Grand Café, à Paris, le 28 décembre 1895. Ce jour-là, on y propose, en séance payante et devant 33 spectateurs, une dizaine de petits films des frères Lumière. Mais, deux ans plus tard, la salle manque de disparaître car, en Amérique, Edison lance la guerre des brevets et monopolise le cinématographe qui sombre dans la médiocrité, faute de concurrence. Et en France, le 4 mai 1897, une projection provoque l’incendie du Bazar de la charité, faisant 125 morts dans la haute société, qui condamne en masse cet art balbutiant, considéré comme dangereux. Les rares salles obscures ferment, le cinématographe intègre les foires… Jusqu’à ce que Georges Méliès révolutionne le genre en y intégrant une dimension magique. Le succès international du Voyage dans la Lune est à l’origine de l’ouverture du premier cinéma permanent à Los Angeles, en 1902, à quelques pas d’un faubourg nommé Hollywood.
Le lieu de toutes les projections
Depuis, le cinéma et son support n’ont cessé d’évoluer, d’innovations techniques en crises financières, de renouvellements narratifs en révolutions numériques. Ainsi dans La Cité des femmes (1980), Fellini met en scène un personnage séducteur qui découvre une trappe sous son lit débouchant sur un toboggan, lequel traverse ses fantasmes féminins. Une des séquences se déroule dans une salle de cinéma où un instituteur et ses élèves s’installent sous une immense couverture, tandis que sur l’écran défilent des images des premières stars du 7e art, provoquant une masturbation générale. Pour Fellini, la salle obscure, c’est « cette façon d’être ensemble dans le noir, dans une situation presque placentaire, ce jeu d’ombres et de lumières, ces images géantes, transfigurées ». Et de glisser : « D’ailleurs au cinéma, il est question de projection, n’est-ce pas ? » Ce lieu de désirs, de fantasmes, d’espoir, mais aussi de rendez-vous familial, amical et amoureux a marqué notre inconscient collectif. Nous avons tous une histoire avec les salles de cinéma, elles sont l’écrin de nos premiers émois, de nos premières fugues, de nos déclarations d’indépendance adolescentes. Nos nostalgiques refuges.
Des réalisateurs accros au magnétoscope
Lieu de culture et de commerce, espace de sociabilité et d’intimité, la salle de cinéma a frissonné, dans les années 1970-1980, quand la vidéo a fait son apparition, précipitant la disparition des ciné-clubs. François Truffaut s’inquiétait alors que, dans l’avenir, des films puissent être réalisés et surtout critiqués par des gens qui n’avaient jamais vu L’Aurore de Murnau. Mais les vidéoclubs ont remplacé les ciné-clubs, engendrant la naissance d’une nouvelle génération de réalisateurs, accros au magnétoscope, à l’instar de Quentin Tarantino dont les films sont un hommage (ad nauseam) aux réalisateurs du xxe siècle et un recyclage (brillant) de leurs oeuvres. La vidéo, loin de les tuer, accompagne l’évolution des salles de cinéma, qui se transforment en multiplex, tandis que les films, de plus en plus spectaculaires et nombreux, s’adressent davantage aux émotions des spectateurs qu’à leur intellect, accentuant la frontière entre cinémas d’auteur et grand public.
La nouvelle bataille est déclarée
Le 7e art est comme une éponge qui n’a jamais cessé de muer sous l’impulsion de la technique. Martin Scorsese et sa monteuse Thelma Schoonmaker sont parmi les premiers à utiliser le montage numérique, non destructif, pour Casino (1995), alors que la bataille des anciens et des modernes fait rage. Le numérique, économique, facilite la fabrication des films et démocratise l’accès à la mise en scène. Son arrivée coïncide avec l’agonie des studios, et la précipite. Les progrès des effets spéciaux et la délocalisation des tournages pour raisons budgétaires signent la fin d’un cinéma esthétique et singulier, et la naissance d’une certaine tendance (tenace), le cinéma du réel. Martin Scorsese, encore lui, signe The Irishman en 2019, une épopée de près de trois heures qui ne sera diffusée que sur Netflix. Polémique. Scandale. La nouvelle bataille du cinéma est déclarée, la salle en redevient l’enjeu premier. Preuve s’il en est qu’elle ne mourra jamais. Et le cinéma ? Fellini s’éteint en octobre 1993. Quelques mois plus tard, Quentin Tarantino remporte la palme d’or à Cannes avec Pulp Fiction. L’un a accouché d’une oeuvre unique, universelle, complexe, l’autre d’un cinéma doudou, universel, léger. Ce qui manque cruellement dans l’oeuvre de Tarantino est la profondeur qui donne son lustre d’éternité à Fellini. Comme le lui écrivit Simenon : « Et partout, pourtant, tout le temps, chez vous comme chez Goya, derrière les rires, il y a la mort. »