La mondialisation, ce coupable idéal
La pandémie est pour certains une nouvelle occasion de faire de la globalisation un bouc émissaire. Un schéma simpliste, selon les personnalités interrogées par L’Express.
La pandémie qui sévit depuis quatre mois est pour certains l’occasion d’instruire à nouveau le procès de la mondialisation. Ce lien vous paraît-il justifié ? Nicolas Baverez
Ce procès est inévitable, mais il est absurde. La crise que nous vivons est unique et sans précédent par sa soudaineté, sa violence et son caractère universel. Mais voir en elle le fruit empoisonné d’une mondialisation responsable de tous les maux de la planète n’a pas de sens. D’abord parce que celle-ci n’est pour rien dans la crise sanitaire : elle n’a pas engendré le Covid-19. Ensuite parce que la mondialisation telle que nous l’avons connue dans la dernière décennie du xxe siècle et la première du xxie siècle était déjà morte avant l’épidémie de Covid-19, désintégrée par le krach de 2008 ou, plus exactement, par ses conséquences politiques : le retour en force du nationalisme, la montée du protectionnisme et la vague populiste à partir de 2016. A cela s’est ajoutée l’urgence climatique. L’ensemble a accouché d’un monde multipolaire, sans leader, très volatil et instable. Un âge de l’histoire universelle où tous les hommes sont interdépendants, mais où la politique se renationalise. La mise en cause infondée de la mondialisation nous empêche ainsi de comprendre la crise, donc de lui apporter des solutions.
On a quand même pris conscience de la fragilité des chaînes de valeur et d’approvisionnement, trop dépendantes de la Chine. Ce constat peut-il encourager un mouvement de relocalisations massif ?
Oui, le démantèlement des régulations et l’entrée de la Chine dans l’OMC sans respect du droit international et sans convertibilité de sa monnaie lui ont permis de devenir l’usine du monde. Sur le plan économique, la traduction en a été le creusement des déficits commerciaux dans la plupart des grands pays développés et l’accumulation de gigantesques réserves de change par la Chine, en même temps que les chaînes de valeur s’étendaient et déplaçaient les opérations de production sur son territoire. Sur le plan stratégique, cela a entraîné une dangereuse dépendance visà-vis de Pékin, qui est apparue dans toute son ampleur avec la crise sanitaire.
Les démocraties, notamment en Europe, n’ont pas d’autre choix que de relocaliser et de réindustrialiser, y compris pour des raisons de sécurité. Mais la France part avec un sérieux handicap : l’industrie a perdu 2 millions d’emplois en vingt ans et ne représente plus que 10,2 % du PIB, contre 14,6 % en Italie et 20,6 % en Allemagne.
Dans ce contexte, pour les pays européens, la meilleure façon de procéder ne serait-elle pas de repenser les implantations industrielles de façon coordonnée ?
Ils ont tout intérêt à le faire, en tout cas. Cette épidémie l’a bien montré… Chacun est libre de plaider pour la fermeture des frontières, pour le protectionnisme, pour le retour d’une économie administrée, mais la réalité est têtue : les hommes, les entreprises, les nations, les continents sont interdépendants, pour le meilleur et pour le pire. Cela ne veut pas dire qu’ils partagent les mêmes intérêts et la même vision du monde, bien au contraire. La mondialisation est en fait en train de se restructurer autour de grands pôles régionaux. Cela place l’Europe dans une situation particulière, car au coeur de ces pôles on trouve de puissants acteurs : ils sont à eux seuls des continents, disposant d’un marché intérieur qui se suffit à lui-même, et ils développent des ambitions impériales. Je pense évidemment à la Chine, aux Etats-Unis, mais aussi potentiellement à l’Inde, aux grands ensembles sud-américain autour du Brésil ou, à plus long terme, africain autour du Nigeria.
En Europe, aucun pays, même l’Allemagne, ne peut développer une industrie compétitive sur son seul marché national
et prétendre figurer dans les dix premières puissances mondiales avec une stratégie protectionniste et isolationniste. On comprend dès lors l’atout majeur que représentent le grand marché européen et ses 450 millions de consommateurs à fort pouvoir d’achat. Les pôles d’excellence français en font la démonstration : luxe, aéronautique, défense ou agroalimentaire, aucune de ces filières ne pourrait survivre en se limitant au marché hexagonal.
Voilà pourquoi l’Europe du Sud – dont la France – doit impérativement restaurer sa compétitivité. L’Union européenne doit intégrer dans son plan de relance un puissant mécanisme d’aide à l’investissement et à la recherche dans l’industrie avec, pour priorités, la numérisation, la lutte contre le réchauffement climatique et la sécurité des productions stratégiques – y compris la santé. Il restera enfin à imaginer des institutions et des règles pour relancer le commerce international, qui s’est effondré de 30 %, et les paiements mondiaux. Et ce, dans un cadre fiable et équilibré qui ne peut être celui du début du xxie siècle.
Derrière les critiques de la mondialisation, n’est-ce pas aussi le modèle historique occidental qui est visé ?
L’Histoire, comme souvent, est terriblement ironique. Les critiques de la mondialisation tirent sur un cadavre. La mondialisation dérégulée, née en 1979 et formidablement accélérée par la chute du mur de Berlin et l’effondrement du soviétisme, est morte en 2009. Elle n’a survécu au krach qu’à l’état de zombie, sous la forme d’une l’économie de bulles. Elle fut une invention de l’Occident, mais elle a en même temps marqué la fin de son hégémonie et de son contrôle de l’histoire du monde.
Le décollage des pays du Sud a fait basculer vers eux l’industrie et les emplois, réduisant de plus d’un tiers l’écart de richesse avec les pays développés. Surtout, la désoccidentalisation du monde est en marche, symbolisée par la décomposition du leadership américain que Donald Trump ne fait qu’accentuer.
La Chine semble prête à reprendre le flambeau de la mondialisation…
Oui, on peut s’interroger sur la possibilité d’un nouveau cycle de mondialisation qui serait porté par les émergents, notamment la Chine, afin d’achever de déstabiliser et d’encercler les démocraties occidentales. Certains signes pointent en ce sens, notamment la prise de contrôle par Pékin des institutions multilatérales qui matérialisaient l’ordre mondial de 1945, imaginé et dominé par les Etats-Unis. La Chine exporte son modèle de total-capitalisme par les nouvelles routes de la soie, les prêts aux Etats et aux banques centrales des pays émergents ou encore la diplomatie sanitaire. Mais le système totalitaire, l’impérialisme et le mercantilisme chinois sont incompatibles avec une mondialisation stable. N’oublions pas que la Chine a fait la démonstration de son opacité et de son absence de fiabilité en s’évertuant à cacher l’apparition du Covid-19 et en exerçant des pressions sur l’Organisation mondiale de la santé ! L’environnement international va donc se recomposer autour de pôles combinant la coopération, la compétition et parfois la confrontation. Voilà pourquoi, dans ce monde instable, il est urgent que l’Europe se repense comme puissance : elle n’a jamais été plus nécessaire dans ce moment de régionalisation de la mondialisation, face aux défis globaux et aux ambitions de puissance des nouveaux empires.
Vous pensez vraiment que la pandémie peut être une chance pour l’intégration européenne ?
C’est en tout cas l’heure de vérité. Soit l’Union se décompose, soit elle se refonde autour de la souveraineté et de la sécurité. Le pays clef qui servira de premier test est l’Italie, fondateur du marché commun, qui sortira laminée de cette crise avec une dette publique de l’ordre de 180 % du PIB – un niveau équivalent à celui de la Grèce en 2009 –, et qui avait déjà eu l’impression
d’être abandonnée par ses partenaires lors des chocs précédents – crise de l’euro, puis des migrants.
L’avenir de l’Europe dépendra de la capacité de l’Union à prendre des initiatives fortes, lors de la sortie de crise, pour essayer de rétablir l’unité et la solidarité qui ont manqué pendant l’épidémie. Mais la grande difficulté vient du fait qu’elle n’a pas de projet ni de stratégie, car elle n’a pas de leader pour l’incarner. Or les Européens ont besoin d’un redémarrage fort et stable ; celui-ci doit par ailleurs permettre d’accélérer la numérisation et la transition écologique, tout en renforçant la résilience des nations. C’est impossible sur une base strictement nationale. La coordination qui a tant manqué sur le plan sanitaire est la clef de la réussite de la reprise.
Justement, la France est-elle en capacité d’assumer ce leadership européen ?
Non, elle est hors jeu. La France a vu sa dette publique passer de 56 à 100 % du PIB entre 1995 et 2020, tout en échouant à se moderniser. Elle a perdu toute crédibilité auprès de nos partenaires européens.
Notre pays sortira exsangue de cette épidémie qu’il a subie au lieu de la gérer, au prix d’une catastrophe sanitaire et économique. La récession atteindra 10 % en 2020, entraînant l’explosion du chômage. Le déficit et la dette publics s’envoleront respectivement autour de 12 % et de 120 % du PIB. La France est désormais reléguée en deuxième division, très loin derrière l’Allemagne. L’espoir suscité par Emmanuel Macron en 2017 pour relancer l’Europe s’est totalement éteint. Entre la grande jacquerie des gilets jaunes, une réforme des retraites mort-née et une stratégie erratique face à l’épidémie de coronavirus, le chef de l’Etat a systématiquement échoué à présider en temps de crise. Or la politique est impitoyable : un dirigeant qui n’est pas capable de diriger et réformer son propre pays ne peut pas être crédible pour occuper une position de leadership au-delà des frontières nationales.
Comment faire en sorte que les citoyens retrouvent une certaine foi dans ceux qui les représentent ?
Cette crise de la démocratie est logiquement fonction des performances des nations dans la gestion de la pandémie. En raison de l’absence de préparation de l’Etat, la France est le quatrième des pays le plus touchés au monde par le nombre de décès, et elle s’apprête à connaître une débâcle économique et sociale. Il est légitime que la population s’interroge sur les raisons de cette catastrophe. Au-delà des erreurs de dirigeants, cette crise est le révélateur de tous les travers français : l’étatisme, dont l’épidémie a acté la faillite ; l’hypercentralisation et le jacobinisme ; la fascination pour les schémas abstraits et l’ignorance des réalités ; le pouvoir absolu de l’administration et le dédain pour l’entreprise comme pour la science ; le mépris du droit avec la suspension de fait des contre-pouvoirs législatif et judiciaire par l’état d’urgence sanitaire ; la défiance envers les citoyens, infantilisés et soumis à l’arbitraire de l’administration.
Diriez-vous que la ligne de partage politique se situe désormais entre ceux qui prônent une société ouverte et ceux qui défendent une société fermée ?
Le débat fondamental qui nous attend sera celui de l’arbitrage entre la sécurité et la liberté. Chez les citoyens des démocraties, la demande de sécurité et de protection sera extrêmement forte après le traumatisme de l’épidémie et face à ses séquelles, qui seront durables. Certaines sauront y répondre en préservant la liberté politique et l’Etat de droit. D’autres basculeront dans le populisme et l’autoritarisme, suivant l’exemple de Viktor Orban, en Hongrie, qui a profité de la pandémie pour accélérer sa conquête de tous les pouvoirs. L’ouverture ou la fermeture des frontières constituera l’un des marqueurs forts de ce choix cardinal. On relèvera au passage que, pour un pays comme la France, qui est la première destination touristique mondiale et dont la compétitivité ne tient plus qu’à ses grands groupes internationalisés, la fermeture des frontières serait un suicide économique et social.
On a vu resurgir la revendication des identités nationales. Un constat d’échec pour une mondialisation dont l’essor était censé favoriser le développement économique et prévenir le retour de la lèpre nationaliste…
L’erreur résulte du concept absurde de « mondialisation heureuse » et de son pendant, « l’horreur économique ». La mondialisation n’est ni providentielle ni diabolique. Elle est un fait historique, complexe et dialectique, qu’il faut essayer de comprendre. On peut la condamner à loisir, cela ne supprimera en rien les risques globaux du xxie siècle, comme le réchauffement climatique, les épidémies, les grands accidents industriels ou le terrorisme, mais cela interdit de les maîtriser.
La mondialisation est écartelée entre de grandes forces d’intégration que sont le capitalisme et les technologies, devenus universels, et des forces divergentes, qui tiennent à d’irréductibles différences, entre les institutions, les valeurs, les cultures. C’était une grande illusion que de croire qu’elle allait conduire à un nivellement des identités. Plus on mondialise les modes de production et les technologies, plus on renforce les sentiments identitaires. L’effondrement du soviétisme n’a pas marqué la fin des régimes totalitaires ou du communisme, comme on le voit en Chine. Et sous la fin annoncée des idéologies du xxe siècle, on a vu resurgir avec une violence inouïe les deux passions politiques que Tocqueville jugeait à juste titre les plus puissantes : le nationalisme et le fanatisme religieux.
La crise fonctionne comme un cyclotron qui a pour effet d’accélérer le creusement des écarts et des inégalités entre les individus, les entreprises, les nations ou les continents, selon leur réactivité. Or la situation était déjà dangereusement dégradée dans les démocraties développées avant l’épidémie, du fait de la déstabilisation des classes moyennes. Sans une action déterminée pour ressouder la nation, ces tensions vont s’exacerber. Car derrière l’idée « tous confinés, tous solidaires » se cache une réalité bien plus rude : nous allons au-devant d’une explosion des inégalités. Aujourd’hui, la priorité va naturellement à une société plus inclusive, mais cela suppose des réformes majeures de l’Etat et des grands appareils de socialisation. Ce ne sera pas facile, car la sortie de crise sera dominée par une grande ambiguïté : d’un côté, une demande très forte pour plus d’Etat, et, de l’autre, le constat de sa faillite face à la crise sanitaire et la prise de conscience qu’il est surendetté ! C’est pourquoi la réorganisation de l’Etat ne pourra plus être éludée, pas plus que la cohésion sociale. Il va falloir refonder notre nation en actionnant trois leviers décisifs pour y parvenir : l’éducation, le travail et le patriotisme.
Quel nouveau type de gouvernance faut-il imaginer pour cette sortie de crise ?
Notre salut passe par la résilience, c’est-àdire la capacité à assurer la poursuite de la vie nationale, y compris en mode dégradé, en toutes circonstances. Le confinement est l’exemple même de la non-résilience.
La France en est arrivée là parce que la priorité a été donnée à ce qui était inutile, tandis que ce qui relevait de l’urgence vitale n’a pas été pris en considération. Quand on n’a ni masques, ni tests, ni respirateurs, la seule option qui reste, c’est le confinement, c’està-dire l’arrêt de la vie nationale. Soit le pire des aveux d’échec. La France a dû s’y résoudre – et elle n’est pas la seule –, mais cela ne peut se répéter. Il va falloir travailler bien davantage sur les plans de continuité et réduire notre dépendance vis-à-vis de la Chine.
Vous qui êtes un spécialiste de la pensée de Raymond Aron, estimez-vous que la réflexion de l’auteur de Paix et guerre entre les nations nous éclairerait aujourd’hui ?
Ce qui est fascinant, c’est que Raymond Aron a consacré dès 1960, à Londres, une conférence à « L’aube de l’histoire universelle » (1). Dès cette époque, il s’était projeté dans l’après–guerre froide en prévoyant que l’humanité se trouverait engagée dans la même histoire. Or c’est
« Le débat fondamental sera celui de l’arbitrage entre la sécurité et la liberté »