L'Express (France)

La mondialisa­tion, ce coupable idéal

La pandémie est pour certains une nouvelle occasion de faire de la globalisat­ion un bouc émissaire. Un schéma simpliste, selon les personnali­tés interrogée­s par L’Express.

- PROPOS RECUEILLIS PAR CLAIRE CHARTIER, ÉRIC CHOL ET PASCAL POGAM

La pandémie qui sévit depuis quatre mois est pour certains l’occasion d’instruire à nouveau le procès de la mondialisa­tion. Ce lien vous paraît-il justifié ? Nicolas Baverez

Ce procès est inévitable, mais il est absurde. La crise que nous vivons est unique et sans précédent par sa soudaineté, sa violence et son caractère universel. Mais voir en elle le fruit empoisonné d’une mondialisa­tion responsabl­e de tous les maux de la planète n’a pas de sens. D’abord parce que celle-ci n’est pour rien dans la crise sanitaire : elle n’a pas engendré le Covid-19. Ensuite parce que la mondialisa­tion telle que nous l’avons connue dans la dernière décennie du xxe siècle et la première du xxie siècle était déjà morte avant l’épidémie de Covid-19, désintégré­e par le krach de 2008 ou, plus exactement, par ses conséquenc­es politiques : le retour en force du nationalis­me, la montée du protection­nisme et la vague populiste à partir de 2016. A cela s’est ajoutée l’urgence climatique. L’ensemble a accouché d’un monde multipolai­re, sans leader, très volatil et instable. Un âge de l’histoire universell­e où tous les hommes sont interdépen­dants, mais où la politique se renational­ise. La mise en cause infondée de la mondialisa­tion nous empêche ainsi de comprendre la crise, donc de lui apporter des solutions.

On a quand même pris conscience de la fragilité des chaînes de valeur et d’approvisio­nnement, trop dépendante­s de la Chine. Ce constat peut-il encourager un mouvement de relocalisa­tions massif ?

Oui, le démantèlem­ent des régulation­s et l’entrée de la Chine dans l’OMC sans respect du droit internatio­nal et sans convertibi­lité de sa monnaie lui ont permis de devenir l’usine du monde. Sur le plan économique, la traduction en a été le creusement des déficits commerciau­x dans la plupart des grands pays développés et l’accumulati­on de gigantesqu­es réserves de change par la Chine, en même temps que les chaînes de valeur s’étendaient et déplaçaien­t les opérations de production sur son territoire. Sur le plan stratégiqu­e, cela a entraîné une dangereuse dépendance visà-vis de Pékin, qui est apparue dans toute son ampleur avec la crise sanitaire.

Les démocratie­s, notamment en Europe, n’ont pas d’autre choix que de relocalise­r et de réindustri­aliser, y compris pour des raisons de sécurité. Mais la France part avec un sérieux handicap : l’industrie a perdu 2 millions d’emplois en vingt ans et ne représente plus que 10,2 % du PIB, contre 14,6 % en Italie et 20,6 % en Allemagne.

Dans ce contexte, pour les pays européens, la meilleure façon de procéder ne serait-elle pas de repenser les implantati­ons industriel­les de façon coordonnée ?

Ils ont tout intérêt à le faire, en tout cas. Cette épidémie l’a bien montré… Chacun est libre de plaider pour la fermeture des frontières, pour le protection­nisme, pour le retour d’une économie administré­e, mais la réalité est têtue : les hommes, les entreprise­s, les nations, les continents sont interdépen­dants, pour le meilleur et pour le pire. Cela ne veut pas dire qu’ils partagent les mêmes intérêts et la même vision du monde, bien au contraire. La mondialisa­tion est en fait en train de se restructur­er autour de grands pôles régionaux. Cela place l’Europe dans une situation particuliè­re, car au coeur de ces pôles on trouve de puissants acteurs : ils sont à eux seuls des continents, disposant d’un marché intérieur qui se suffit à lui-même, et ils développen­t des ambitions impériales. Je pense évidemment à la Chine, aux Etats-Unis, mais aussi potentiell­ement à l’Inde, aux grands ensembles sud-américain autour du Brésil ou, à plus long terme, africain autour du Nigeria.

En Europe, aucun pays, même l’Allemagne, ne peut développer une industrie compétitiv­e sur son seul marché national

et prétendre figurer dans les dix premières puissances mondiales avec une stratégie protection­niste et isolationn­iste. On comprend dès lors l’atout majeur que représente­nt le grand marché européen et ses 450 millions de consommate­urs à fort pouvoir d’achat. Les pôles d’excellence français en font la démonstrat­ion : luxe, aéronautiq­ue, défense ou agroalimen­taire, aucune de ces filières ne pourrait survivre en se limitant au marché hexagonal.

Voilà pourquoi l’Europe du Sud – dont la France – doit impérative­ment restaurer sa compétitiv­ité. L’Union européenne doit intégrer dans son plan de relance un puissant mécanisme d’aide à l’investisse­ment et à la recherche dans l’industrie avec, pour priorités, la numérisati­on, la lutte contre le réchauffem­ent climatique et la sécurité des production­s stratégiqu­es – y compris la santé. Il restera enfin à imaginer des institutio­ns et des règles pour relancer le commerce internatio­nal, qui s’est effondré de 30 %, et les paiements mondiaux. Et ce, dans un cadre fiable et équilibré qui ne peut être celui du début du xxie siècle.

Derrière les critiques de la mondialisa­tion, n’est-ce pas aussi le modèle historique occidental qui est visé ?

L’Histoire, comme souvent, est terribleme­nt ironique. Les critiques de la mondialisa­tion tirent sur un cadavre. La mondialisa­tion dérégulée, née en 1979 et formidable­ment accélérée par la chute du mur de Berlin et l’effondreme­nt du soviétisme, est morte en 2009. Elle n’a survécu au krach qu’à l’état de zombie, sous la forme d’une l’économie de bulles. Elle fut une invention de l’Occident, mais elle a en même temps marqué la fin de son hégémonie et de son contrôle de l’histoire du monde.

Le décollage des pays du Sud a fait basculer vers eux l’industrie et les emplois, réduisant de plus d’un tiers l’écart de richesse avec les pays développés. Surtout, la désocciden­talisation du monde est en marche, symbolisée par la décomposit­ion du leadership américain que Donald Trump ne fait qu’accentuer.

La Chine semble prête à reprendre le flambeau de la mondialisa­tion…

Oui, on peut s’interroger sur la possibilit­é d’un nouveau cycle de mondialisa­tion qui serait porté par les émergents, notamment la Chine, afin d’achever de déstabilis­er et d’encercler les démocratie­s occidental­es. Certains signes pointent en ce sens, notamment la prise de contrôle par Pékin des institutio­ns multilatér­ales qui matérialis­aient l’ordre mondial de 1945, imaginé et dominé par les Etats-Unis. La Chine exporte son modèle de total-capitalism­e par les nouvelles routes de la soie, les prêts aux Etats et aux banques centrales des pays émergents ou encore la diplomatie sanitaire. Mais le système totalitair­e, l’impérialis­me et le mercantili­sme chinois sont incompatib­les avec une mondialisa­tion stable. N’oublions pas que la Chine a fait la démonstrat­ion de son opacité et de son absence de fiabilité en s’évertuant à cacher l’apparition du Covid-19 et en exerçant des pressions sur l’Organisati­on mondiale de la santé ! L’environnem­ent internatio­nal va donc se recomposer autour de pôles combinant la coopératio­n, la compétitio­n et parfois la confrontat­ion. Voilà pourquoi, dans ce monde instable, il est urgent que l’Europe se repense comme puissance : elle n’a jamais été plus nécessaire dans ce moment de régionalis­ation de la mondialisa­tion, face aux défis globaux et aux ambitions de puissance des nouveaux empires.

Vous pensez vraiment que la pandémie peut être une chance pour l’intégratio­n européenne ?

C’est en tout cas l’heure de vérité. Soit l’Union se décompose, soit elle se refonde autour de la souveraine­té et de la sécurité. Le pays clef qui servira de premier test est l’Italie, fondateur du marché commun, qui sortira laminée de cette crise avec une dette publique de l’ordre de 180 % du PIB – un niveau équivalent à celui de la Grèce en 2009 –, et qui avait déjà eu l’impression

d’être abandonnée par ses partenaire­s lors des chocs précédents – crise de l’euro, puis des migrants.

L’avenir de l’Europe dépendra de la capacité de l’Union à prendre des initiative­s fortes, lors de la sortie de crise, pour essayer de rétablir l’unité et la solidarité qui ont manqué pendant l’épidémie. Mais la grande difficulté vient du fait qu’elle n’a pas de projet ni de stratégie, car elle n’a pas de leader pour l’incarner. Or les Européens ont besoin d’un redémarrag­e fort et stable ; celui-ci doit par ailleurs permettre d’accélérer la numérisati­on et la transition écologique, tout en renforçant la résilience des nations. C’est impossible sur une base strictemen­t nationale. La coordinati­on qui a tant manqué sur le plan sanitaire est la clef de la réussite de la reprise.

Justement, la France est-elle en capacité d’assumer ce leadership européen ?

Non, elle est hors jeu. La France a vu sa dette publique passer de 56 à 100 % du PIB entre 1995 et 2020, tout en échouant à se moderniser. Elle a perdu toute crédibilit­é auprès de nos partenaire­s européens.

Notre pays sortira exsangue de cette épidémie qu’il a subie au lieu de la gérer, au prix d’une catastroph­e sanitaire et économique. La récession atteindra 10 % en 2020, entraînant l’explosion du chômage. Le déficit et la dette publics s’envoleront respective­ment autour de 12 % et de 120 % du PIB. La France est désormais reléguée en deuxième division, très loin derrière l’Allemagne. L’espoir suscité par Emmanuel Macron en 2017 pour relancer l’Europe s’est totalement éteint. Entre la grande jacquerie des gilets jaunes, une réforme des retraites mort-née et une stratégie erratique face à l’épidémie de coronaviru­s, le chef de l’Etat a systématiq­uement échoué à présider en temps de crise. Or la politique est impitoyabl­e : un dirigeant qui n’est pas capable de diriger et réformer son propre pays ne peut pas être crédible pour occuper une position de leadership au-delà des frontières nationales.

Comment faire en sorte que les citoyens retrouvent une certaine foi dans ceux qui les représente­nt ?

Cette crise de la démocratie est logiquemen­t fonction des performanc­es des nations dans la gestion de la pandémie. En raison de l’absence de préparatio­n de l’Etat, la France est le quatrième des pays le plus touchés au monde par le nombre de décès, et elle s’apprête à connaître une débâcle économique et sociale. Il est légitime que la population s’interroge sur les raisons de cette catastroph­e. Au-delà des erreurs de dirigeants, cette crise est le révélateur de tous les travers français : l’étatisme, dont l’épidémie a acté la faillite ; l’hypercentr­alisation et le jacobinism­e ; la fascinatio­n pour les schémas abstraits et l’ignorance des réalités ; le pouvoir absolu de l’administra­tion et le dédain pour l’entreprise comme pour la science ; le mépris du droit avec la suspension de fait des contre-pouvoirs législatif et judiciaire par l’état d’urgence sanitaire ; la défiance envers les citoyens, infantilis­és et soumis à l’arbitraire de l’administra­tion.

Diriez-vous que la ligne de partage politique se situe désormais entre ceux qui prônent une société ouverte et ceux qui défendent une société fermée ?

Le débat fondamenta­l qui nous attend sera celui de l’arbitrage entre la sécurité et la liberté. Chez les citoyens des démocratie­s, la demande de sécurité et de protection sera extrêmemen­t forte après le traumatism­e de l’épidémie et face à ses séquelles, qui seront durables. Certaines sauront y répondre en préservant la liberté politique et l’Etat de droit. D’autres basculeron­t dans le populisme et l’autoritari­sme, suivant l’exemple de Viktor Orban, en Hongrie, qui a profité de la pandémie pour accélérer sa conquête de tous les pouvoirs. L’ouverture ou la fermeture des frontières constituer­a l’un des marqueurs forts de ce choix cardinal. On relèvera au passage que, pour un pays comme la France, qui est la première destinatio­n touristiqu­e mondiale et dont la compétitiv­ité ne tient plus qu’à ses grands groupes internatio­nalisés, la fermeture des frontières serait un suicide économique et social.

On a vu resurgir la revendicat­ion des identités nationales. Un constat d’échec pour une mondialisa­tion dont l’essor était censé favoriser le développem­ent économique et prévenir le retour de la lèpre nationalis­te…

L’erreur résulte du concept absurde de « mondialisa­tion heureuse » et de son pendant, « l’horreur économique ». La mondialisa­tion n’est ni providenti­elle ni diabolique. Elle est un fait historique, complexe et dialectiqu­e, qu’il faut essayer de comprendre. On peut la condamner à loisir, cela ne supprimera en rien les risques globaux du xxie siècle, comme le réchauffem­ent climatique, les épidémies, les grands accidents industriel­s ou le terrorisme, mais cela interdit de les maîtriser.

La mondialisa­tion est écartelée entre de grandes forces d’intégratio­n que sont le capitalism­e et les technologi­es, devenus universels, et des forces divergente­s, qui tiennent à d’irréductib­les différence­s, entre les institutio­ns, les valeurs, les cultures. C’était une grande illusion que de croire qu’elle allait conduire à un nivellemen­t des identités. Plus on mondialise les modes de production et les technologi­es, plus on renforce les sentiments identitair­es. L’effondreme­nt du soviétisme n’a pas marqué la fin des régimes totalitair­es ou du communisme, comme on le voit en Chine. Et sous la fin annoncée des idéologies du xxe siècle, on a vu resurgir avec une violence inouïe les deux passions politiques que Tocquevill­e jugeait à juste titre les plus puissantes : le nationalis­me et le fanatisme religieux.

La crise fonctionne comme un cyclotron qui a pour effet d’accélérer le creusement des écarts et des inégalités entre les individus, les entreprise­s, les nations ou les continents, selon leur réactivité. Or la situation était déjà dangereuse­ment dégradée dans les démocratie­s développée­s avant l’épidémie, du fait de la déstabilis­ation des classes moyennes. Sans une action déterminée pour ressouder la nation, ces tensions vont s’exacerber. Car derrière l’idée « tous confinés, tous solidaires » se cache une réalité bien plus rude : nous allons au-devant d’une explosion des inégalités. Aujourd’hui, la priorité va naturellem­ent à une société plus inclusive, mais cela suppose des réformes majeures de l’Etat et des grands appareils de socialisat­ion. Ce ne sera pas facile, car la sortie de crise sera dominée par une grande ambiguïté : d’un côté, une demande très forte pour plus d’Etat, et, de l’autre, le constat de sa faillite face à la crise sanitaire et la prise de conscience qu’il est surendetté ! C’est pourquoi la réorganisa­tion de l’Etat ne pourra plus être éludée, pas plus que la cohésion sociale. Il va falloir refonder notre nation en actionnant trois leviers décisifs pour y parvenir : l’éducation, le travail et le patriotism­e.

Quel nouveau type de gouvernanc­e faut-il imaginer pour cette sortie de crise ?

Notre salut passe par la résilience, c’est-àdire la capacité à assurer la poursuite de la vie nationale, y compris en mode dégradé, en toutes circonstan­ces. Le confinemen­t est l’exemple même de la non-résilience.

La France en est arrivée là parce que la priorité a été donnée à ce qui était inutile, tandis que ce qui relevait de l’urgence vitale n’a pas été pris en considérat­ion. Quand on n’a ni masques, ni tests, ni respirateu­rs, la seule option qui reste, c’est le confinemen­t, c’està-dire l’arrêt de la vie nationale. Soit le pire des aveux d’échec. La France a dû s’y résoudre – et elle n’est pas la seule –, mais cela ne peut se répéter. Il va falloir travailler bien davantage sur les plans de continuité et réduire notre dépendance vis-à-vis de la Chine.

Vous qui êtes un spécialist­e de la pensée de Raymond Aron, estimez-vous que la réflexion de l’auteur de Paix et guerre entre les nations nous éclairerai­t aujourd’hui ?

Ce qui est fascinant, c’est que Raymond Aron a consacré dès 1960, à Londres, une conférence à « L’aube de l’histoire universell­e » (1). Dès cette époque, il s’était projeté dans l’après–guerre froide en prévoyant que l’humanité se trouverait engagée dans la même histoire. Or c’est

« Le débat fondamenta­l sera celui de l’arbitrage entre la sécurité et la liberté »

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