Relocalisations : du mirage à la réalité
Rebâtir une souveraineté industrielle, comme le souhaite Emmanuel Macron, est un mantra plus facile à réciter qu’à mettre en oeuvre.
Certains fanfaronneraient sur le mode « je vous l’avais bien dit ». D’autres rongeraient leur frein, aigris de ne jamais avoir été écoutés. Eric Burnotte, lui, travaille. Il creuse son sillon, essaie de fédérer autour de lui quelques-uns de ses concurrents avec un objectif en tête : rapatrier en France une partie de la production électronique, délocalisée depuis longtemps sous des cieux exotiques. Ce que le patron d’Alliansys, un sous-traitant installé à Honfleur (Calvados), redoutait depuis des lustres s’est matérialisé avec la crise du coronavirus. Sa chaîne de fournisseurs – il en compte près de 300 ! – s’est brutalement rompue en début d’année. Il faut dire que la quasi-totalité des composants qu’il achète viennent d’Asie, et notamment de Chine. Il a bien essayé de trouver des solutions de remplacement. Mais, sur la dizaine de fabricants restant en France, aucun n’a la capacité de produire des volumes si importants à des prix compétitifs. Alors, depuis quelques semaines, dans le cadre du comité stratégique de filière, il dresse un état des lieux du secteur : combien d’importations, à qui, à quelle fréquence… Un panorama qui doit permettre d’établir d’ici à fin juin une sorte de feuille de route de ce qu’il serait possible de faire revenir en France. Ou non. « Pour cela, il va falloir énormément investir, et rien ne sera possible si l’Etat n’est pas à nos côtés. Pourquoi ne pas créer un crédit d’impôt “relocalisation” ? » propose l’entrepreneur.
L’exécutif saisira-t-il la balle au bond ? Emmanuel Macron a promis dans son allocution de la mi-mars des « décisions de rupture » pour « reprendre le contrôle » de la mondialisation et construire une France et une Europe « souveraines ».
Si la France s’emballe sur une éventuelle démondialisation, dans les faits, un mouvement de rerégionalisation des centres de production était déjà à l’oeuvre depuis quelques années. En cause : une poussée des salaires en Chine, la multiplication des batailles douanières, l’accroissement des coûts de transport liés à la prise en compte du prix du carbone et, surtout, la satisfaction du désir des acheteurs de « consommer local ». Les experts du Boston Consulting Group (BCG) ont ainsi calculé que les coûts de production totaux d’une usine standard chinoise sont désormais quasi équivalents à ceux de sa copie conforme polonaise… « Les grands groupes raisonnent désormais en termes de plaques géographiques, cherchant à dénicher, à l’intérieur de chacune d’entre elles, le low cost régional », décortique Olivier Scalabre, directeur associé au BCG. Un mouvement qui ne concerne pas seulement l’industrie. Dans les services informatiques et les centres d’appels, la prise de conscience d’une trop grande dépendance à l’égard de l’Inde commence aussi à poindre. Résultat, certains constructeurs automobiles ou grands groupes bancaires songeraient déjà à rapatrier une partie de leurs services informatiques en Roumanie, bientôt le nouveau Bangalore européen.
Peut-on aller plus loin ? Parier seulement sur la France ? S’accrocher au symbole de la souveraineté nationale à tout prix ? « La notion d’indépendance a une limite, celle de l’accès aux matières premières », tempère Matthieu Courtecuisse, PDG du cabinet de conseil Sia Partners. La France a raté le coche de la sécurisation de l’accès à certains métaux rares, pourtant indispensables aux technologies du futur. Ainsi, 87 % de l’antimoine nécessaire à la fabrication de semi-conducteurs, 83 % du gallium utilisé dans les appareils de vision nocturne ou encore 79 % du germanium, utile dans la fibre optique, sont entre les mains de la Chine… « Nous avons été trop loin dans l’illusion d’une France forte sans usines, ne tombons pas dans l’excès inverse en imaginant qu’il sera simple de réindustrialiser à tout-va. Il faudra choisir les bonnes priorités pour une relance réussie », recommande Alexandre Saubot, vice-président de France Industrie.
D’ailleurs, dans les bureaux confinés de Bercy, on ne parle que de secteurs stratégiques. « Il s’agit d’identifier les secteurs essentiels, puis de cibler, dans les chaînes de valeur, ce qui a le plus d’intérêt à être relocalisé, sans que cela grève la compétitivité des entreprises », explique-t-on dans l’entourage de Bruno Le Maire. L’exemple à suivre ? Il vient de l’automobile, un
« L’indépendance a une limite, celle de l’accès aux matières premières »
des secteurs jugés prioritaires par le gouvernement, avec le décollage, certes un brin poussif, du fameux « Airbus des batteries électriques ». Une alliance francoallemande dont l’objectif consiste à nous sortir de la dangereuse dépendance aux batteries asiatiques – 90 % de l’offre actuelle –, alors que les ventes de voitures électriques sont appelées à exploser dans les prochaines années.
Autre secteur jugé essentiel, celui de la santé. Les tensions sur les approvisionnements en médicaments pour les patients en réanimation ont souligné notre inquiétante dépendance à l’égard de la Chine et de l’Inde et la nécessité de relocaliser une partie de la production des principes actifs, fabriqués aujourd’hui pour 60 à 80 % en dehors des frontières européennes. « La mondialisation est une composante essentielle de l’activité du secteur, mais il existe des produits d’intérêt stratégique sanitaire sans équivalents qui doivent être en partie relocalisés en Europe », confirme Philippe Lamoureux, directeur général du Leem, qui représente les laboratoires pharmaceutiques. Selon ses estimations, ces molécules indispensables représenteraient jusqu’à 10 % de la pharmacopée. Reste qu’une relocalisation ne pourra se faire en un claquement de doigts : « Il faut dix-huit mois pour requalifier une usine, et les délais d’enregistrement auprès des agences sont aussi très longs », note Bruno Bonnemain, de l’Académie nationale de pharmacie. Question essentielle : les capacités de production seront-elles au rendez-vous? Certains s’y préparent, à l’instar de Sanofi : le laboratoire a annoncé la création d’un champion européen des principes actifs à partir de ses usines existantes, dont la production « pourrait augmenter de 5 à 10 % par an pour répondre à la demande », assure Philippe Luscan, vice-président chargé des affaires industrielles du groupe.
Dans l’agroalimentaire, autre secteur classé stratégique par l’Elysée, la question est moins celle de la relocalisation que celle de la sécurisation des filières. Damien Lacombe, président de la coopérative laitière Sodiaal (Candia, Entremont, Yoplait…), dit se féliciter « d’entendre ces mots dans la bouche du président Macron ». « Mais, pour assurer la sécurité alimentaire, il faut d’abord assurer la sécurité financière des producteurs. Or, depuis la fin des quotas, nous sommes soumis aux aléas du marché », ajoute-t-il L’une des solutions prônées par le président de Sodiaal : que l’Europe finance des solutions de stockage, afin d’entreposer la poudre de lait quand les cours sont trop bas.
Un tel mouvement de relocalisation ne pourra en effet se faire que si l’Union joue elle aussi sa partition. Notamment sur le dossier de la taxe carbone aux frontières. « On demande aux industriels européens de verdir leurs productions, mais nos concurrents, notamment chinois, n’ont pas ces préoccupations environnementales. Sans l’application de cette taxe, impossible d’imaginer la moindre réimplantation », martèle Philippe Darmayan, président de l’Union des industries et métiers de la métallurgie.
Sauf si la révolution de l’« industrie 4.0 » rebat les cartes. « Cette transformation radicale remet en question ce que nous avons toujours pensé sur la nécessité de faire des économies d’échelle. Les “cobots” [robots collaboratifs] – de plus en plus accessibles –, l’intelligence artificielle, la réalité augmentée et l’impression 3D peuvent permettre à certains segments de l’industrie de redevenir très compétitifs », assure Barbara Lavernos, directrice générale « Technologies et opérations » de L’Oréal. « Cela nous permet déjà d’être plus réactifs, avec des séries courtes à des coûts raisonnables », abonde Philippe Darmayan. Une bonne nouvelle pour la relocalisation… moins pour l’emploi. Dans l’usine du futur, le Charlot des Temps modernes sera remplacé par un robot.