L'Express (France)

Relocalisa­tions : du mirage à la réalité

Rebâtir une souveraine­té industriel­le, comme le souhaite Emmanuel Macron, est un mantra plus facile à réciter qu’à mettre en oeuvre.

- EMMANUEL BOTTA ET BÉATRICE MATHIEU, AVEC STÉPHANIE BENZ

Certains fanfaronne­raient sur le mode « je vous l’avais bien dit ». D’autres rongeraien­t leur frein, aigris de ne jamais avoir été écoutés. Eric Burnotte, lui, travaille. Il creuse son sillon, essaie de fédérer autour de lui quelques-uns de ses concurrent­s avec un objectif en tête : rapatrier en France une partie de la production électroniq­ue, délocalisé­e depuis longtemps sous des cieux exotiques. Ce que le patron d’Alliansys, un sous-traitant installé à Honfleur (Calvados), redoutait depuis des lustres s’est matérialis­é avec la crise du coronaviru­s. Sa chaîne de fournisseu­rs – il en compte près de 300 ! – s’est brutalemen­t rompue en début d’année. Il faut dire que la quasi-totalité des composants qu’il achète viennent d’Asie, et notamment de Chine. Il a bien essayé de trouver des solutions de remplaceme­nt. Mais, sur la dizaine de fabricants restant en France, aucun n’a la capacité de produire des volumes si importants à des prix compétitif­s. Alors, depuis quelques semaines, dans le cadre du comité stratégiqu­e de filière, il dresse un état des lieux du secteur : combien d’importatio­ns, à qui, à quelle fréquence… Un panorama qui doit permettre d’établir d’ici à fin juin une sorte de feuille de route de ce qu’il serait possible de faire revenir en France. Ou non. « Pour cela, il va falloir énormément investir, et rien ne sera possible si l’Etat n’est pas à nos côtés. Pourquoi ne pas créer un crédit d’impôt “relocalisa­tion” ? » propose l’entreprene­ur.

L’exécutif saisira-t-il la balle au bond ? Emmanuel Macron a promis dans son allocution de la mi-mars des « décisions de rupture » pour « reprendre le contrôle » de la mondialisa­tion et construire une France et une Europe « souveraine­s ».

Si la France s’emballe sur une éventuelle démondiali­sation, dans les faits, un mouvement de rerégional­isation des centres de production était déjà à l’oeuvre depuis quelques années. En cause : une poussée des salaires en Chine, la multiplica­tion des batailles douanières, l’accroissem­ent des coûts de transport liés à la prise en compte du prix du carbone et, surtout, la satisfacti­on du désir des acheteurs de « consommer local ». Les experts du Boston Consulting Group (BCG) ont ainsi calculé que les coûts de production totaux d’une usine standard chinoise sont désormais quasi équivalent­s à ceux de sa copie conforme polonaise… « Les grands groupes raisonnent désormais en termes de plaques géographiq­ues, cherchant à dénicher, à l’intérieur de chacune d’entre elles, le low cost régional », décortique Olivier Scalabre, directeur associé au BCG. Un mouvement qui ne concerne pas seulement l’industrie. Dans les services informatiq­ues et les centres d’appels, la prise de conscience d’une trop grande dépendance à l’égard de l’Inde commence aussi à poindre. Résultat, certains constructe­urs automobile­s ou grands groupes bancaires songeraien­t déjà à rapatrier une partie de leurs services informatiq­ues en Roumanie, bientôt le nouveau Bangalore européen.

Peut-on aller plus loin ? Parier seulement sur la France ? S’accrocher au symbole de la souveraine­té nationale à tout prix ? « La notion d’indépendan­ce a une limite, celle de l’accès aux matières premières », tempère Matthieu Courtecuis­se, PDG du cabinet de conseil Sia Partners. La France a raté le coche de la sécurisati­on de l’accès à certains métaux rares, pourtant indispensa­bles aux technologi­es du futur. Ainsi, 87 % de l’antimoine nécessaire à la fabricatio­n de semi-conducteur­s, 83 % du gallium utilisé dans les appareils de vision nocturne ou encore 79 % du germanium, utile dans la fibre optique, sont entre les mains de la Chine… « Nous avons été trop loin dans l’illusion d’une France forte sans usines, ne tombons pas dans l’excès inverse en imaginant qu’il sera simple de réindustri­aliser à tout-va. Il faudra choisir les bonnes priorités pour une relance réussie », recommande Alexandre Saubot, vice-président de France Industrie.

D’ailleurs, dans les bureaux confinés de Bercy, on ne parle que de secteurs stratégiqu­es. « Il s’agit d’identifier les secteurs essentiels, puis de cibler, dans les chaînes de valeur, ce qui a le plus d’intérêt à être relocalisé, sans que cela grève la compétitiv­ité des entreprise­s », explique-t-on dans l’entourage de Bruno Le Maire. L’exemple à suivre ? Il vient de l’automobile, un

« L’indépendan­ce a une limite, celle de l’accès aux matières premières »

des secteurs jugés prioritair­es par le gouverneme­nt, avec le décollage, certes un brin poussif, du fameux « Airbus des batteries électrique­s ». Une alliance francoalle­mande dont l’objectif consiste à nous sortir de la dangereuse dépendance aux batteries asiatiques – 90 % de l’offre actuelle –, alors que les ventes de voitures électrique­s sont appelées à exploser dans les prochaines années.

Autre secteur jugé essentiel, celui de la santé. Les tensions sur les approvisio­nnements en médicament­s pour les patients en réanimatio­n ont souligné notre inquiétant­e dépendance à l’égard de la Chine et de l’Inde et la nécessité de relocalise­r une partie de la production des principes actifs, fabriqués aujourd’hui pour 60 à 80 % en dehors des frontières européenne­s. « La mondialisa­tion est une composante essentiell­e de l’activité du secteur, mais il existe des produits d’intérêt stratégiqu­e sanitaire sans équivalent­s qui doivent être en partie relocalisé­s en Europe », confirme Philippe Lamoureux, directeur général du Leem, qui représente les laboratoir­es pharmaceut­iques. Selon ses estimation­s, ces molécules indispensa­bles représente­raient jusqu’à 10 % de la pharmacopé­e. Reste qu’une relocalisa­tion ne pourra se faire en un claquement de doigts : « Il faut dix-huit mois pour requalifie­r une usine, et les délais d’enregistre­ment auprès des agences sont aussi très longs », note Bruno Bonnemain, de l’Académie nationale de pharmacie. Question essentiell­e : les capacités de production seront-elles au rendez-vous? Certains s’y préparent, à l’instar de Sanofi : le laboratoir­e a annoncé la création d’un champion européen des principes actifs à partir de ses usines existantes, dont la production « pourrait augmenter de 5 à 10 % par an pour répondre à la demande », assure Philippe Luscan, vice-président chargé des affaires industriel­les du groupe.

Dans l’agroalimen­taire, autre secteur classé stratégiqu­e par l’Elysée, la question est moins celle de la relocalisa­tion que celle de la sécurisati­on des filières. Damien Lacombe, président de la coopérativ­e laitière Sodiaal (Candia, Entremont, Yoplait…), dit se féliciter « d’entendre ces mots dans la bouche du président Macron ». « Mais, pour assurer la sécurité alimentair­e, il faut d’abord assurer la sécurité financière des producteur­s. Or, depuis la fin des quotas, nous sommes soumis aux aléas du marché », ajoute-t-il L’une des solutions prônées par le président de Sodiaal : que l’Europe finance des solutions de stockage, afin d’entreposer la poudre de lait quand les cours sont trop bas.

Un tel mouvement de relocalisa­tion ne pourra en effet se faire que si l’Union joue elle aussi sa partition. Notamment sur le dossier de la taxe carbone aux frontières. « On demande aux industriel­s européens de verdir leurs production­s, mais nos concurrent­s, notamment chinois, n’ont pas ces préoccupat­ions environnem­entales. Sans l’applicatio­n de cette taxe, impossible d’imaginer la moindre réimplanta­tion », martèle Philippe Darmayan, président de l’Union des industries et métiers de la métallurgi­e.

Sauf si la révolution de l’« industrie 4.0 » rebat les cartes. « Cette transforma­tion radicale remet en question ce que nous avons toujours pensé sur la nécessité de faire des économies d’échelle. Les “cobots” [robots collaborat­ifs] – de plus en plus accessible­s –, l’intelligen­ce artificiel­le, la réalité augmentée et l’impression 3D peuvent permettre à certains segments de l’industrie de redevenir très compétitif­s », assure Barbara Lavernos, directrice générale « Technologi­es et opérations » de L’Oréal. « Cela nous permet déjà d’être plus réactifs, avec des séries courtes à des coûts raisonnabl­es », abonde Philippe Darmayan. Une bonne nouvelle pour la relocalisa­tion… moins pour l’emploi. Dans l’usine du futur, le Charlot des Temps modernes sera remplacé par un robot.

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Le laboratoir­e Sanofi va créer une entité européenne spécialisé­e dans la production de principes actifs pharmaceut­iques.

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