L'Express (France)

Pétrole : les gagnants d’un marché fou

Le plongeon des prix du baril de brut à des niveaux inédits a fait les affaires de quelques génies de la finance. Ils ont joué gros... et empoché encore plus.

- LUCAS MEDIAVILLA

Un carnage. Dix jours, déjà, se sont écoulés depuis le krach pétrolier historique du lundi 20 avril, qui a envoyé pour la première fois de l’histoire le prix du baril de référence américain sous la barre du zéro dollar. Pour les traders qui ont affronté la tempête, cette date laissera une marque indélébile.

Investisse­ur chevronné, responsabl­e de la recherche de marchés chez Binck, Nicolas Chéron a, comme d’autres, été scotché devant ses écrans de contrôle par l’effondreme­nt du cours du WTI (West Texas Intermedia­te), passé en une seule séance de 20 dollars à – 40 dollars. Un non-sens économique qui en dit long : les vendeurs paient désormais les acheteurs pour qu’ils prennent leur pétrole ! « C’est du jamais-vu. C’est ce que les Américains appellent un selling climax, un mouvement de panique à la vente. Des courtiers ont suspendu leur cotation, des plateforme­s de trading ont même crashé car elles n’étaient pas codées pour des prix négatifs », explique-t-il.

Si beaucoup de traders, notamment des particulie­rs, ont perdu leur chemise, certains sont déjà entrés dans la légende. Pierre Andurand en fait partie. Gérant du fonds spéculatif qui porte son nom et compte près de 1 milliard de dollars de capitaux à son actif, cet investisse­ur spécialisé dans les matières premières a engrangé plusieurs centaines de millions de dollars en l’espace de quelques semaines.

Son principal fait d’armes ? Avoir pronostiqu­é dès le début du mois de février la dégringola­de à venir de la demande mondiale de pétrole à cause de la pandémie. Rompu à l’exercice, ce Frenchie basé à Londres a parié sur la chute des cours du brut, avec succès. Le retour sur investisse­ment d’un de ses fonds aurait atteint jusqu’à 153 % au premier trimestre, selon Forbes. Avec le krach de lundi, l’avisé trader a sans doute renforcé ses gains. Le matin même, il jugeait sur Twitter que les prix pouvaient

passer en négatif. Quelques heures plus tard, le WTI américain clôturait à – 37 dollars. Un coup de maître. Devenu la vedette des marchés pétroliers, le patron d’Andurand Capital n’en est pas à son coup d’essai : « En quinze ans, il n’a loupé aucun des virages du pétrole. Il avait déjà vu venir les crashs de 2008 et 2014. Depuis le début de l’année, ses positions lui ont probableme­nt rapporté un demi-milliard », estime un spécialist­e des marchés financiers.

Il n’est pas le seul à bénéficier du trouble de la situation. Convoquant les recettes héritées des crises pétrolière­s des années 1990, d’autres petits génies de la finance tentent de tirer parti du mécanisme de vente à terme du pétrole, et de la bizarrerie des cours actuels. En langage de trader, il faut « surfer sur le contango ». Cette situation, où le prix du pétrole à livraison immédiate est moins cher que celui livré dans un, deux, six voire douze mois, permet aux opérateurs financiers de stocker maintenant un baril bradé, dans l’espoir de le revendre avec une belle marge lorsque les cours remonteron­t.

Tous ont à l’esprit le coup légendaire réalisé par le Britanniqu­e Andrew Hall dans les années 1990. Trader d’un hedge fund américain, il avait alors profité d’un baril faible pour remplir les cuves de dizaines de tankers. Un pétrole qui s’est transformé en or quelques mois après, lorsque les prix ont explosé dans le sillage de l’invasion irakienne au Koweït. Son pari lui aurait rapporté jusqu’à 100 millions de dollars.

Trente ans plus tard, ce mécanisme n’a pas pris une ride. « Quand vous avez un écart de prix entre différente­s maturités, il y a des opérations très rentables à oser », confirme Alexandre Andlauer, analyste chez Kpler, société spécialisé­e dans les données du secteur de l’énergie.

Problème : dans un marché qui ne consomme plus de pétrole, les cuves disponible­s pour emmagasine­r l’or noir sur terre comme en mer sont devenues une denrée rare. Selon Kpler, plus de 86 % des capacités au sol sont déjà utilisées, et les cuves pourraient saturer dans trente jours. En mer, c’est 160 millions de barils qui ont été chargés sur les tankers au 23 avril, presque le double du volume de janvier. Les stocks, eux, pourraient arriver à saturation dans un mois, sans inflexion brutale de la production.

Conséquenc­e de cette ruée, les prix explosent. « La location d’un tanker d’une capacité de 2 millions de barils peut atteindre jusqu’à 200 000 dollars la journée sur certains trajets, contre 15 000 en moyenne début février », chiffre Alexandre Andlauer. Une aubaine pour certains traders qui disposent de leur propre flotte et peuvent, au choix, y stocker le brut acheté à bas coût ou louer leurs tankers à un prix exorbitant.

La période est tout aussi prolifique pour les sociétés spécialisé­es dans le transport maritime de pétrole. Euronav, l’un des leaders du secteur, a par exemple vu son titre grimper de plus de 20 % en Bourse depuis le 9 mars. A l’occasion de la présentati­on de ses résultats annuels, l’entreprise a confirmé qu’elle générait « beaucoup de cash » depuis le début de la crise pétrolière.

Pour les autres traders, en revanche, l’augmentati­on du coût de stockage assèche considérab­lement les marges associées au contango. Nombreux sont d’ailleurs ceux qui, faute de trouver des entrepôts pour conserver leur pétrole, ont dû lundi dernier payer les acheteurs pour s’en débarrasse­r – ce qui explique les fameux prix négatifs.

Ce courtier d’une société néerlandai­se spécialisé­e dans le négoce d’essence en est convaincu, les occasions de faire du cash ou de limiter la casse dans la période actuelle vont se raréfier, faute de stocks disponible­s ou de variations brutales dans les prix. « Les tankers et cuves à terre sont déjà tous pleins. Les jeux sont faits. »

Si beaucoup de traders ont perdu leur chemise, certains sont déjà entrés dans la légende

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Les cuves disponible­s pour emmagasine­r l’or noir sur terre comme en mer sont devenues une denrée rare.

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