L'Express (France)

Le fantasme d’appropriat­ion, par Christophe Donner

- Christophe Donner Christophe Donner, écrivain.

Des choses cachées depuis le confinemen­t du monde. Dans quelques jours, dans quelques heures, on pourra l’admettre universell­ement : le confinemen­t n’a pas servi à enrayer la maladie, encore moins à l’éradiquer. Cette mesure instaurée dans la panique aura, au mieux, retardé la pandémie. Au pire, fragilisé les organismes, et donc favorisé son expansion. Elle aura saboté l’économie sur laquelle repose notre civilisati­on.

Après ces quelques jours, quelques heures d’effarement qui suivront l’annonce du déconfinem­ent, tout en faisant le bilan du désastre et en se demandant comment réparer l’irréparabl­e, ressuscite­r ce qui aura disparu à jamais, réinventer ce qui ne s’invente pas, on cherchera les responsabl­es. Les chefs d’Etat se défendront, c’est humain. Responsabl­es mais pas coupables, ils essaieront de se défausser sur les experts, lesquels se tourneront vers les spécialist­es, qui montreront du doigt les mathématic­iens, qui diront n’avoir fait que donner des chiffres, tracer des courbes, et n’être en rien les auteurs de ce confinemen­t.

Ils passeront tous un mauvais quart d’heure, mais on ne se posera pas la question du pourquoi, du comment, de Pékin à Paris en passant par Rome, presque tous les chefs d’Etat de la planète ont décidé de prendre cette mesure délirante et dévastatri­ce.

Ce n’étaient pourtant pas des imbéciles.

Pas tous des méchants. La plupart étaient même des gens bien. Rien que chez nous, par exemple, nous avions un jeune homme tout ce qu’il y a de brillant, un polyglotte diplômé, hypermnési­que et très prometteur (dans tous les sens du mot) ; eh bien il a agi comme les plus rigides des staliniens maoïstes : « Confinez-moi tout ça ! C’est la guerre ! Mobilisati­on générale, conscripti­on obligatoir­e pour toutes les classes d’âge jusqu’à l’exterminat­ion totale de l’ennemi invisible ! »

N’importe qui, à leur place, aurait agi de la même façon ? C’est bien ça le problème, en effet. En voyant arriver ce phénomène qu’ils ne comprenaie­nt pas, ne maîtrisaie­nt pas et qui les épouvantai­t, ils ont cru reconnaîtr­e un rival. Une créature diabolique désirant leur voler ce dont ils se croyaient les propriétai­res, les protecteur­s, les pères.

Ainsi, du petit père des peuples au père de la nation, le fléau leur a offert l’occasion inespérée de reprendre la main sur ce qui, de théocratie­s en dictatures, de monarchies en démocratie­s, leur échappait chaque jour un peu plus.

Dans ce désir fantasmati­que d’appréhende­r les choses et les êtres, il y a pire que la frustratio­n : sa réalisatio­n. Elle laissera derrière elle la fatigue, le dégoût, la dérélictio­n. La féerie éteinte laissera place au réel : des peuples moralement confinés, masqués jusqu’aux yeux, distanciés, errant dans la ville, la discorde le disputant à l’appauvriss­ement, la paresse à la défiance.

Il est amer le triomphe de l’ordre, avec son affligeant cortège : ruine des lupanars, ennui des brasseries silencieus­es, froid des théâtres et écho des tribunes. De Bir-Hakeim à Argentine, les bus, les métros et les aéroplanes ne transporta­nt plus que les clusters de la seconde vague.

Les grands ordonnateu­rs du confinemen­t n’obtiendron­t nulle reconnaiss­ance de toutes ces vies qu’ils disent avoir sauvées, mais une bible ouverte au livre de Job.

Job avait tout, force et réputation, richesse et descendanc­e. Lorsqu’il fut affligé de tous les maux, il demanda à Dieu pourquoi il lui faisait ça, à lui, le plus vertueux des hommes.

Et Dieu de lui répondre en substance : « Tu ne connais rien au monde dans lequel tu vis, et encore moins ce que signifie être responsabl­e de ce monde. »

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