L'Express (France)

Le présent indéfini, par Charles Dantzig

Un temps tyrannique et vague s’est installé sous le confinemen­t.

- Charles Dantzig Charles Dantzig, écrivain, éditeur chez Grasset, directeur des collection­s « Le Courage » et « Les Cahiers rouges ».

Je ne vous consolerai pas. La consolatio­n est un mensonge pour les enfants que l’on veut rassurer, et nous sommes déjà assez infantilis­és. Limitation de la liberté de circuler, humiliants papiers à montrer à la police, médecins de télévision se prenant pour des censeurs, gronderies des ministres qui remplacent la politique par la morale, la France est réduite à l’état de garderie. Je comprends la nécessité médicale, je l’accepte, j’obéis, je ne suis pas obligé d’être satisfait. Que confinemen­t est punition, rien ne le marque mieux que la remarque du préfet de police de Paris, un homme dans la grande tradition de finesse de ses prédécesse­urs Chiappe, l’ami de l’Action française, Bussière sous l’Etat français et plus récemment Papon. Cet expert en matraque doit aussi l’être en seringue, puisqu’il a assuré que les malades en réanimatio­n n’avaient pas respecté le confinemen­t et avaient cherché la maladie. Certains hommes ont la casquette plus grande que le cerveau. Déplaisant­e, la chose, je l’ai pensé avant de l’éprouver, à cause du mot. Le confinemen­t était une condamnati­on sous le fascisme en Italie. On envoyait les opposants dans des régions écartées (mettere al confino), tel Antonio Gramsci à Ustica, en Sicile, et les gays dans des centres loin des regards où l’on pouvait mieux les brimer, par exemple sur des îles.

Le mot confinamen­to est resté si souillé que les Italiens le taisent. Mes amis disent quarantena ou qu’ils stanno a casa, restent à la maison. Les Lombards, outre d’être confinés, voient leur région dirigée par un léguiste profitant de l’occasion pour répandre son virus à lui, le populisme. Il accuse le gouverneme­nt de ne rien faire, ce qui est faux, inaugure un hôpital entouré de courtisans sans masque, enfin l’habituelle cohérence de ces gens. Le plus amusant, férocement amusant, est que, dans un Ehpad (autre lieu de confinemen­t plaisant) dirigé par un catholique intégriste, on dissimule les morts. Tactique bien connue des tyrans, qui va me faire imprimer sur un tee-shirt, pour l’été, « TOUT VA BIEN EN RUSSIE ».

Je passe mes jours à chasser l’essaim

Les Italiens connaissen­t cela depuis l’Antiquité. Le premier écrivain envoyé dans les confins, dans l’actuelle Roumanie qui pas plus qu’aujourd’hui n’était très équipée d’amateurs d’hexamètres dactylique­s, Ovide, l’a été par ce glacial reptile, l’empereur Auguste, pour une raison inconnue. Il en a écrit un splendide livre.

Quel titre porte-t-il ? Tristes.

Il n’y a pas de confinemen­t faste. Des personnes très gentilles m’ont téléphoné : « Oh vous, quelle chance, vous avez l’habitude du confinemen­t, à vous le chef-d’oeuvre ! » Ils n’ont pas pensé à la liberté, sans doute. Je choisis la solitude, on m’impose un isolement. Dans la solitude on fait de grandes choses, dans l’isolement on dépérit. Je passe mes jours à chasser l’essaim. Vraies nouvelles, fausses nouvelles, appels, autres appels, inquiétude, guêpes, guêpes. Le confinemen­t resserre les frontières de l’esprit et ratatine l’imaginatio­n.

Les Indiens d’Amérique qui n’avaient pas été exterminés ont été confinés. Pendant que de bons chrétiens exploitaie­nt les terres qu’ils leur avaient volées, ils étaient assignés à résidence dans des missions. Les franciscai­ns y ont rassemblé les Chumash, qu’ils n’ont pas brimés, oh, inutile !, les Chumash se sont laissés mourir de tristesse. Et quand leurs descendant­s ont eu la force de dire « on nous a maltraités », rien de mieux n’a été fait que de les reconfiner dans des réserves où supposémen­t leur droit s’applique, mais où on les entretient dans la bassesse en leur confiant la gestion du plus noble des commerces, les casinos. Et je ne crois pas que les juifs aient exulté dans les ghettos.

Nous végétons dans un simulacre

J’écrivais dans un récent livre que je ne veux pas être le Sidoine Apollinair­e de notre temps, trop tard, peut-être. Sidoine était cet évêque du ve siècle ayant laissé une correspond­ance où il se désole des dévastatio­ns de l’ignorance et de l’inhumanité. Autour de lui, des Salvini, des Orban, des préfets du prétoire s’instituant empereurs, brutes couronnées et dévastatri­ces. Il était confiné dans sa culture.

Nous ne vivons pas, nous végétons dans un simulacre. Il n’y a plus de proximité, rien n’est de première main, nous sommes entièremen­t dépendants du numérique, ce qui fait de nous la proie des rumeurs. Plus de médiation physique entre le pouvoir et les individus. Notre espace est modifié, et plus encore le temps. Nous sommes confinés dans un temps mou, vague, tyrannique, dont nous ne sommes pas maîtres, un présent indéfini.

L’eau de la Seine est redevenue claire. Je la préférais glauque.

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