Comment les chaînes de télévision s’arrachent les grands noms
Epidémiologistes, réanimateurs, virologues envahissent les écrans. Pour s’assurer la présence d’un « bon client », les émissions se livrent une âpre bataille.
L’incident est passé un peu inaperçu. Le 1er avril dernier, Guillaume Durand et Renaud Blanc décrochent un sacré scoop pour leur matinale de Radio Classique : une interview en direct de Didier Raoult. Depuis des jours, TF1, France 2, toutes les chaînes d’infos et les grandes radios de France rêvent d’inviter le célèbre professeur marseillais. Pourquoi a-t-il choisi Radio Classique ? On va l’apprendre un peu par hasard. Alors que Guillaume Durand le titille sur la fiabilité de la chloroquine, le bouillant médecin prend la mouche : « Vous savez, je ne suis sur cette radio que parce que Bernard Arnault m’a dit que cela lui ferait plaisir, sinon, je raccroche… » Petite précision : Bernard Arnault est le propriétaire de Radio Classique. Selon nos informations, le patron de LVMH avait fait livrer quelques jours auparavant un important stock de blouses jetables aux soignants de l’IHU du Dr Raoult…
L’épisode dit bien à quel point la concurrence est rude aujourd’hui pour attirer les médecins stars du Covid-19 sur les grands médias audiovisuels. En deux mois, une poignée de blouses blanches – Jean-François Delfraissy, Eric Caumes, Karine Lacombe, Philippe Juvin, etc. (voir page 22) – sont devenues les nouveaux oracles d’une télévision qui réalise des audiences astronomiques. « Dès que l’épidémie est apparue, on s’est précipité sur Internet pour identifier les grands épidémiologistes français », se souvient Marie Conquy, programmatrice à BFMTV. Toutes les chaînes recherchent le « bon client ». « En visionnant une ancienne visite d’Emmanuel Macron à la Pitié-Salpétrière, on a vu qu’il parlait à un infectiologue nommé Eric Caumes. On l’a invité face à Olivier Véran le 11 mars », raconte une journaliste de LCI. Bonne pioche. Sur le plateau de David Pujadas, le médecin lance un vibrant cri d’alarme, prédisant que la France va connaître une situation à l’italienne. Véran paraît sonné, Caumes crève l’écran.
Ce même soir, les téléspectateurs découvrent aussi une inconnue souriante et pédagogue. Karine Lacombe est chef du service des maladies infectieuses de l’hôpital Saint-Antoine et elle tranche sur ses homologues masculins avec leurs éternelles vestes en tweed. A telle enseigne qu’une rumeur prétend bientôt que TF1, la maison mère de LCI, lui aurait proposé un contrat mirobolant pour s’assurer ses services exclusifs. « C’est vrai, mais ce n’était pas du tout trois fois mon salaire, comme cela a été écrit, confie-t-elle. J’ai décliné. Lorsque je vais sur un plateau de télévision, c’est à titre bénévole. » Précisons d’ailleurs qu’aucun des médecins invités n’est payé.
« On a eu la bonne surprise de découvrir que la France possédait un vivier d’épidémiologistes très pédagogues », observe Patrick Cohen, qui les reçoit chaque soir sur le plateau de C à Vous. Et pas trop « divas », apparemment. Certains, comme les médecins de l’Institut Pasteur ou les membres du Conseil scientifique – Jean-François Delfraissy, Arnaud Fontanet – refusent de venir en plateau afin de « donner l’exemple » de la distanciation sociale et sont filmés chez eux. A BFMTV, on prend d’ailleurs la température de toute personne entrant dans les studios. Philippe Juvin, patron des urgences de l’hôpital Pompidou, lui, aime bien les duplex depuis son bureau, charlotte sur la tête et volumes de la Pléiade en arrière-fond. « Il a son petit
« Au fond, même si ce sont des pontes, ça les flatte toujours un peu »
storytelling », sourit un présentateur télé. Pour débloquer les grands noms, les chaînes jouent sur la notoriété de leurs présentateurs, David Pujadas, Laurence Ferrari ou Ruth Elkrief. « Au fond, même si ce sont des pontes, ça les flatte toujours un peu », observe une programmatrice.
Didier Raoult, lui, ne fait rien comme les autres : pour contrôler sa communication, il ne s’exprime qu’à travers sa chaîne YouTube, assis derrière son bureau. A charge pour les médias d’y puiser de brèves séquences. Rare exception : l’interview accordée à Apolline de Malherbe sur BFMTV le 30 avril. C’est le directeur général de la chaîne en personne, Marc-Olivier Fogiel, qui l’a décrochée. « Pendant des semaines, j’ai envoyé un SMS par jour à Raoult », indique Fogiel, qui sollicite aussi des proches du professeur marseillais comme Renaud Muselier et Philippe Douste-Blazy pour qu’ils plaident sa cause. Le « prof » finit par dire oui. Ravi, Fogiel descend à Marseille. Quand il entre dans le bureau du professeur, Raoult le regarde et lui lance en souriant : « Ah, c’est vous, le casse-couilles ! Le harceleur ! » Y a-t-il plus beau compliment pour un journaliste ? ✷