Rivalités, jalousies, inimitiés : l’hôpital, cet univers impitoyable
Chez les blouses blanches, on ne se fait pas de cadeau. Même la mobilisation contre le coronavirus n’est pas venue pas bout des antagonismes qui minent ce petit monde.
Nul besoin de pousser ce médecin parisien pour qu’il se lâche. Le microcosme des pontes de la santé, qu’il connaît bien ? « C’est la guerre des clans », assènet-il. Dans son viseur, « la caste de la Pitié », c’est-à-dire l’hôpital parisien de la PitiéSalpêtrière, le plus gros de l’Assistance publique-Hôpitaux de Paris (AP-HP). Le plus grand de France tout court. Dans la bataille contre le Covid-19, cette « caste au pouvoir pharaonique et aux réseaux longs comme le bras » aurait placé ses fidèles aux postes clefs de l’état-major et expédié ses fantassins sur les plateaux télé. Preuve avancée par le trublion : « Le Pr Bruno Riou, l’ancien patron des urgences de la Pitié, a été nommé directeur médical de crise de l’AP-HP pour l’épidémie, et il a mis tous ses copains anesthésistes à la tête des cellules de crise des différents établissements. » Les spécialistes de la réanimation l’ont mal pris. « Les anesthésistes veulent nous faire disparaître », s’insurge l’un d’eux.
Certes, les ego ne s’entrechoquent pas seulement sous des blouses blanches. Mais leurs états d’âme, comme leurs opinions et dissensions, contribuent à façonner les décisions du pouvoir politique, l’organisation des soins et les choix de santé publique. C’est ainsi qu’une France médusée a assisté aux passes d’armes entre le Pr Didier Raoult, le promoteur d’un traitement à base d’hydroxychloroquine, et les détracteurs de ses méthodes. Les insultes ont volé bas. « La vérité, c’est que c’est un truand, voire plus », lâche un professeur de médecine en première ligne dans le dossier. Ambiance…
Moins connue du public, l’allergie des « blancs » aux « rouges » – des médecins urgentistes du Samu aux pompiers – a refait surface à la faveur de la pandémie. « Le médecin-chef du Samu de Paris, le Pr Pierre Carli, a refusé de travailler avec les soldats du feu, déplore un observateur. Il a préféré collaborer avec la Croix-Rouge, la Sécurité civile et les ambulanciers. La lettre du général Gontier, le commandant des pompiers de la capitale, à Martin Hirsch, le patron de l’AP-HP, est restée sans suite… »
Hôpital, ton univers impitoyable… Se pencher sur cet écosystème, c’est un peu soulever un tapis sous lequel dorment des lustres d’inimitiés et de ressentiments. Tout en haut de la hiérarchie trônent les professeurs des universités-praticiens hospitaliers, à la fois enseignants, soignants et chercheurs, dont l’aura se mesure au nombre de leurs publications scientifiques. « C’est un peu la noblesse de la profession, résume l’un d’eux. Elle est issue d’un système compétitif, assez archaïque, qui fonctionne par cooptation et dans lequel il y a beaucoup de copinages. » Une élite, aussi policée et distinguée que jalouse de ses prérogatives et attachée à ses privilèges. « Pour eux, les “simples” praticiens hospitaliers, les PH, sont des nuls », tranche un médecin.
Même entre égaux, les sensibilités sont à vif. En témoignent les remontrances du chef d’un prestigieux service d’infectiologie à son prédécesseur, que les journalistes présentent encore comme le titulaire du poste. Parfois, les rivalités mènent au drame. Le 17 décembre 2015, le cardiologue Jean-Louis Mégnien s’est défenestré du 7e étage de l’hôpital Georges-Pompidou, anéanti par des années de harcèlement sur fond de règlements de comptes.
Entre spécialités jugées plus ou moins nobles, entre établissements plus ou moins cotés, entre Paris et le reste de la France, les antagonismes sont également féroces. Le régime minceur subi par l’hôpital n’arrange rien, selon le Pr Djillali Annane, chef du service de réanimation de l’hôpital RaymondPoincaré, à Garches (Hauts-de-Seine) : « La carence de moyens en personnel et en matériel a généré une forte compétition, y compris entre spécialités d’un même établissement de soins. »
Pour le Pr Rémi Salomon, néphrologue pédiatrique à l’hôpital parisien Necker et porte-voix des médecins de l’AP-HP, il est urgent de faire taire les divisions. Dans l’intérêt bien compris des blouses blanches : « Si nous continuons à nous crêper le chignon, craint-il, nous n’arriverons pas à reprendre une place prééminente face à une administration très puissante et très unie, elle. » Un voeu pieux ? ✷
« Pour les professeurs, les “simples” praticiens hospitaliers sont des nuls »