Les évangéliques en pleine tempête
Accusée d’avoir favorisé la propagation du coronavirus, la communauté religieuse s’inquiète de la méfiance qu’elle suscite.
Ils n’ont pas vu venir la tempête qui les menaçait, elle n’en a été que plus violente. Un jour, ils ont entendu une préfète assurer que « l’épidémie était partie d’un rassemblement évangélique […] avec plus de 3 000 personnes et un non-respect des mesures barrière ». La rumeur s’est emballée, jusqu’à un déferlement de haine et de menaces de mort à l’encontre de pasteurs et de coreligionnaires. Non, les évangéliques de France n’ont rien soupçonné de la tempête qui arrivait. Pour eux, le rassemblement de l’Eglise de la Porte ouverte qui a réuni plus de 2 500 personnes à Mulhouse (Haut-Rhin) à la mi-février n’était que l’une de ces manifestations classiques dans leur religion. Alors, quand il a commencé à se dire que, depuis cette assemblée, le coronavirus s’était répandu en Corse, en Bourgogne, en Guyane, ils ont réagi avec retard, maladresse parfois.
Depuis, ils ont affûté leur communication, répétant à l’envi les mêmes messages : non, l’église de Mulhouse n’a pas enfreint la loi, rien à ce moment-là n’interdisait les réunions d’ampleur ; non, les évangéliques ne sont pas à l’origine de l’épidémie en France. D’ailleurs, ils en sont victimes, comme les autres. Il suffit de regarder à Perpignan (Pyrénées-Orientales), où vivent 3 000 membres d’origine gitane, profondément meurtris par le coronavirus. Mais il est trop tard, le mal est fait et la communauté, montrée du doigt. Y compris par certains de ses adeptes, qui dénoncent a posteriori la légèreté du pasteur de Mulhouse.
Pour la première fois dans son histoire récente, l’église évangélique, cette branche exaltée du protestantisme, se trouve prise dans un tourbillon
incontrôlable. Jusque-là, à l’exception de quelques cas spectaculaires de dérives, elle a grandi dans la discrétion. « Nous avons été surpris par la violence des propos et par une forme de lynchage, limitée dans le temps, mais très enflammée. Nous n’avions jamais connu une vague comme celle-là », raconte Thierry Le Gall, porte-parole du Conseil national des évangéliques de France (Cnef ), représentant 70 % des temples.
L’opinion publique ne connaît guère cette variante du christianisme. Pour beaucoup, ses adeptes sont vite apparus comme des coupables idéals : « Les évangéliques reposent sur un culte de la conversion, ce sont des militants, ils n’ont pas une bonne image. Ils passent pour des illuminés, des charlatans », explique Jean-Paul Willaime, sociologue des religions, directeur d’études émérite à l’Ecole pratique des hautes études. Dans une France sécularisée, où l’on a longtemps cru qu’exode rural rimait avec déclin de la religiosité, l’intensité de leur foi apparaît comme une incongruité, en décalage avec l’évolution de la société.
Leur pratique très émotionnelle de la religion, faite de chants, de prières et d’embrassades, leur prosélytisme très conquérant et leurs positions plutôt conservatrices en matière de moeurs alimentent la méfiance. La confusion avec l’évangélisme américain ou brésilien, proche de leaders populistes comme les présidents Trump ou Bolsonaro, n’est jamais loin. « Souvent, lorsque nous parlons de notre foi, on nous répond : “Ah, oui, on a vu un reportage sur un pasteur américain un peu excité” », reconnaît le pasteur Kelly Akarasis, qui officie à Tarbes (Hautes-Pyrénées). Les images de la star du rap Kanye West venue, début mars, diriger un sunday service au théâtre des Bouffes du Nord, à Paris, contribuent à alimenter ces amalgames. « En France, l’évangélisme est pourtant d’abord français ou européen », tranche Christophe Monnot, sociologue du protestantisme.
Depuis les années 1970, le culte n’a cessé de croître, pour atteindre 700 000 pratiquants réguliers (500 000 environ en métropole), soit 1 % de la population française. Pas un raz de marée, mais une croissance continue, à rebours de la laïcisation en marche. A Créteil (Val-de-Marne), 1 500 personnes se rassemblent le dimanche au centre Martin-Luther-King en temps normal, et 1 300 étaient connectées, le week-end dernier, à la chaîne YouTube utilisée pendant le confinement. La Porte ouverte chrétienne de Mulhouse comptait une centaine de membres lors de sa création, dans les années 1970, elle en a plus de 2 000 aujourd’hui. Le phénomène dépasse ces seules megachurches, « églises géantes » inspirées du modèle américain. Au Mans (Sarthe), l’église pentecôtiste du pasteur Gerhart Beyeler, créée en 1956, est passée en un an de 160 à 200 adeptes. Le Cnef revendique l’implantation d’un nouveau lieu de prière tous les huit ou neuf jours.
Ce succès s’explique par la simplicité du culte, mais aussi par la capacité à créer une communauté à même de s’occuper des enfants ou de développer des actions sociales. « Les gens me disent qu’ils ne se reconnaissent pas dans une théologie qui les dépasse, dans des habitudes, des dogmes, qu’ils cherchent quelque chose de concret, de simple », confie le pasteur Gerhart Beyeler. Lors d’un des derniers offices dominicaux de l’église MartinLuther-King de Créteil, le pasteur a commenté un passage de la Bible sur Joseph où ce dernier subit une tentative de séduction de la part de Potiphar, la femme de son patron. Une exhortation ponctuée de « waouh », de « se prendre un vent », de « j’en frissonne tellement ça m’énerve », et accompagnée d’extraits de films et de chansons. De quoi séduire jeunes générations, milieux populaires ou classes moyennes.
A l’exception de l’extrême ouest de la France, qui résiste encore, l’Eglise évangélique progresse partout. Elle est déjà très implantée dans les régions de tradition protestante ancienne, comme le Gard ou l’Alsace. Elle commence à se développer dans la plupart des départements ruraux. Et elle connaît un vrai regain de vitalité dans les espaces urbains, où naissent de nombreuses églises liées à des mouvements migratoires. « C’est très connu en sociologie, lorsqu’on arrive dans un pays, la religion retrouve une fonction de pont entre la culture de départ et celle d’accueil. C’est surtout vrai dans la première génération de la diaspora. Cela gonfle le nombre d’évangéliques en France et rajeunit les pratiquants », détaille Christophe Monnot.
Paris et sa banlieue, Marseille ou Toulouse ont vu émerger une flopée d’églises dites ethniques. On y trouve des lieux de culte africains, chinois, philippins ou malgaches… « Il suffit de regarder le RER qui va vers Saint-Denis en fin de semaine et le nombre de personnes avec des bibles pour comprendre l’ampleur du phénomène », reprend Jean-Paul Willaime. Dans la banlieue Nord, il arrive que, le dimanche matin, dans un même lieu, quatre ou cinq cultes soient proposés simultanément par des groupes différents, chacun y louant un espace. Comme une sorte de supermarché où l’on choisit sa foi. Au Mans, 12 des 20 églises évangéliques existantes sont ethniques.
Même si ces dernières ne représentent que de 20 à 30 % du total et sont très concentrées sur le territoire, elles attirent l’attention, voire suscitent l’inquiétude. Certaines sont dirigées par des pasteurs autoproclamés profitant de la crédulité de leurs ouailles. Quelques-uns n’hésitent pas à demander la dîme en début de mois parce qu’ils savent que, dans les quartiers populaires, les porte-monnaie sont souvent vides au bout de quelques jours. « C’est vrai qu’il y a des communautés qui nous ennuient car elles sont teintées de syncrétisme avec des vertus magiques ou de théologie de la prospérité. Dire qu’il faut être généreux avec son responsable local pour s’attirer la grâce de Dieu est une perversion de la doctrine chrétienne commise par des gens malintentionnés », regrette Thierry Le Gall.
De son côté, la Mission interministérielle de vigilance et de lutte contre les dérives sectaires (Miviludes) a reçu au cours de ces dix dernières années des signalements concernant 383 lieux. Il s’agissait soit de megachurches, comme l’Eglise universelle du royaume de Dieu à Saint-Denis ou l’église Charisma au BlancMesnil (Seine-Saint-Denis), soit de petites
Les églises ethniques sont en forte croissance, surtout en Ile-de-France
églises atomisées, avec des pasteurs exploitant l’emprise exercée sur leurs fidèles. « On a un peu plus de signalements, mais, surtout, des faits plus graves, avec des témoignages plus précis, par exemple, de pratiques de guérison par l’exorcisme. Et aujourd’hui, nous nous inquiétons de l’après-confinement », alerte Anne Josso, secrétaire générale de la Mission interministérielle de vigilance et de lutte contre les dérives sectaires.
Les deux derniers mois risquent, en effet, d’avoir facilité le développement sur les réseaux sociaux des groupes les plus extrémistes. La période est, en outre, propice aux discours les plus délirants, comme ceux laissant entendre que la foi protège de la maladie. Demain, des Français fragilisés par la crise économique et sociale pourraient se laisser tenter par un propos apaisant, à défaut d’être crédible. Le Cnef et la Fédération protestante de France, qui abrite aussi des églises évangéliques, ont conscience du danger. Ils savent qu’ils vont devoir redoubler d’effort pour montrer qu’ils sont, dans leur grande majorité, des croyants comme les autres. Ils s’y emploient depuis plusieurs années en se structurant et en nouant des liens avec les élus locaux et nationaux – le président du Cnef était présent, par exemple, à la rencontre des cultes avec Emmanuel Macron à la mi-avril. Mais l’affaire de Mulhouse laissera des traces dans l’imaginaire collectif.
Les représentants des gens du voyage, de confession évangélique, s’en alarment déjà. Traditionnellement, ils entament à la mi-mai une grande transhumance à travers la France, qui se termine par des rassemblements de dizaines de milliers de personnes. Il n’en est pas question cette année, mais beaucoup redoutent l’onde de choc de Mulhouse sur leurs déplacements. « Déjà, en temps normal, tout le monde préfère qu’on s’installe dans la ville ou le village voisin. Ils auront maintenant un argument supplémentaire, regrette Désiré Vermeersch, délégué général de l’Association Action grand passage. Evangéliques, protestants et tsiganes, vous imaginez les stéréotypes dans le climat populiste ? »