Le match Macron-Merkel, par Marion Van Renterghem
Le président français et la chancelière allemande incarnent le décalage entre les deux pays, aggravé par la crise.
Jusqu’aux premiers jours de ce printemps 2020, le ralentissement de la croissance allemande occupait encore les discussions politiques. Les Français le regrettaient d’un air désolé. Ils dissimulaient cette joie inavouable et vaguement perverse que les jaloux éprouvent à observer le malheur d’autrui, à laquelle nos voisins ont apposé le joli nom de Schadenfreude. Les journaux français se défoulaient en gros titres sur la mauvaise santé de l’économie outre-Rhin, sa « chute », sa « panne » imminente, la fin d’une décennie de croissance insolente. L’Allemagne de 2019 était-elle en train de redevenir « l’homme malade de l’Europe » ? Pauvres Allemands. On les plaignait. Idem avec Angela Merkel. Combien de fois n’a-t-on pas annoncé la fin de règne de la chancelière, son usure, son « mandat de trop », voire sa démission éventuelle ? Résultat : quatre réélections, bientôt quinze ans de pouvoir, une popularité avoisinant les 80 %.
De quoi arrêter net les larmes de crocodile.
La première puissance européenne nous avait habitués à sa supériorité économique. Cette crise a l’impolitesse de nous révéler qu’elle nous surpasse aussi dans un domaine où nous pensions avoir l’avantage : l’Etat social. Notre fierté française, notre totem à nous, notre mythe. Nous nous consolions en accusant la dureté libérale de l’Allemagne, l’égoïsme de sa religion du schwarze Null (zéro déficit public) et de son excédent commercial. C’est raté. La fourmi allemande peut puiser dans des ressources qui nous manquent. La pandémie a mis au jour un service de santé non pas parfait mais plus équipé que le nôtre, et un bilan complexant (quelles que soient les différences de comptage) : quatre fois moins de décès liés au coronavirus que la France, pour 16 millions d’habitants en plus et une dépense publique moindre (44 % du PIB, contre 56 % en France).
Discours précis vs discours martial
La comparaison des capacités hospitalières n’est pas opérante pour expliquer cet écart : le système français s’est mobilisé humainement et matériellement d’une manière si admirable qu’il n’a pas manqué de lits et, à l’inverse, le système allemand n’a même pas eu besoin d’utiliser tous les siens. Comparer les pays est un casse-tête, vu l’infinité des paramètres (dont l’intensité des échanges avec la Chine). Mais c’est surtout dans l’organisation de l’Etat que se niche la différence. La coopération est fluide en Allemagne entre instituts de recherche, industries pharmaceutiques, médecine de ville, hôpitaux publics et privés. Elle l’est aussi entre l’Etat fédéral et les Länder – même si leur autonomie mène à la cacophonie. Pour expliquer l’avantage allemand, les quatre facteurs les plus pertinents sont les moins mesurables : discipline individuelle, intelligence collective, confiance… et Angela Merkel.
La chancelière bénéficie de ce cercle vertueux : organisation fédérale et régionale fluide = capacité hospitalière rassurante = confinement moins strict = production moins ralentie = confiance du peuple = absence de discours guerrier = autodiscipline = organisation fluide = etc. Angela Merkel, sans audace ni stratégie en d’autres circonstances, est inégalable dans une crise sanitaire. Docteur en physique quantique, elle parle couramment la langue des taux de contamination et n’est pas effrayée par des tableaux Excel à mille entrées. Ses discours rares, calmes et précis sont dignes de ceux de la reine d’Angleterre. Emmanuel Macron, plus audacieux et visionnaire, souffre à l’inverse d’un cercle vicieux : rigidité de l’Etat = économie plus menacée = confinement plus strict = discours guerrier = crispation = polarisation = rigidité. Communication autoritaire, stratégies floues. Résultat : une défiance qui procède de plusieurs erreurs du président autant que de la maladie infantile française consistant à tout attendre du chef de l’Etat, au point de vouloir lui couper la tête à la première insatisfaction.
La France dans le camp du Sud ?
Derrière le match Macron-Merkel face au virus se joue la vieille bagarre franco-allemande opposant solidarité et discipline. Mieux armée avant et pendant la crise, l’Allemagne en sortira avantagée. Le décalage entre les deux pays piliers de l’Europe sera sans doute accru, la fracture entre le nord et le sud aggravée. La France a déjà pris le risque d’être cataloguée dans le camp du Sud en signant en mars une lettre sans l’Allemagne, mais avec l’Italie et l’Espagne et six autres pays européens, pour appeler à la création d’un instrument de dette commun. « Après cette lettre, Merkel a accepté d’augmenter le budget européen », justifie l’entourage d’Emmanuel Macron.
« Je n’aurais pas conseillé à un président français d’écrire une telle lettre », me souffle un proche d’Angela Merkel. Match en cours.