A travers les yeux du panda
LITTLE EYES. PAR SAMANTA SCHWEBLIN. (ONEWORLD, 2020). (Une édition française est annoncée pour décembre).
« Les meilleurs livres sont ceux qui vous racontent ce que vous savez déjà », notait George Orwell. Et s’il était encore de ce monde, il aurait probablement reconnu en Samanta Schweblin, écrivaine argentine vivant à Berlin, une digne héritière, l’une des plus talentueuses même. Le roman nous offre parfois un accès aussi direct à la réalité qu’un essai, quelque percutant et bien informé que soit ce dernier. C’est le cas de Little Eyes, son dernier livre, qui vient d’être traduit en anglais pour ceux qui ne maîtriseraient pas assez la langue de Cervantès pour le lire dans son édition originale (titrée Kentukis). Comme dans1984, l’auteure met en scène un monde où chacun peut être observé chez lui par une caméra. Ce système de « surveillance liquide », pour reprendre le terme du sociologue britannico-polonais Zygmunt Bauman, n’est pas le fait d’une dictature, mais s’inscrit dans la tendance actuelle des « assistants personnels vocaux » – comme Siri, Alexa, Echo, Djingo, etc. –, qui s’installent tranquillement dans nos foyers.
Dans Little Eyes, le robot personnel se nomme Kentukis et prend la forme d’un animal en peluche – un panda, une taupe, un lapin, un corbeau, un dragon ou une chouette –, que chacun peut acheter en magasin pour 279 dollars. Il est monté sur roulettes, doté d’une intelligence artificielle et de caméras installées dans ses yeux. Pour 70 dollars, d’autres personnes peuvent se procurer le code d’accès à l’animal et observer en toute tranquillité, de chez eux, les allées et venues dans le lieu de résidence du « gardien » du panda ou du lapin, et écouter ses conversations. Les connexions sont attribuées au hasard, sans que les observateurs puissent choisir ni connaître la personne qu’ils vont ainsi espionner, et dans l’intimité de laquelle ils vont entrer. Mais la nature humaine étant ce qu’elle est, la demande de codes excède bientôt l’offre, et les prix s’envolent sur le marché noir. Le livre est construit en courts chapitres, qui racontent la façon dont, dans un certain nombre de villes de la planète, se tissent les relations entre les « gardiens » et les « observateurs ».
Comment mieux décrire le monde qui vient, qui est d’ailleurs, dans une certaine mesure, celui d’aujourd’hui ? Le développement spectaculaire des outils de reconnaissance faciale nous prépare à une société où chacun pourra être épié à son insu. Les progrès de l’intelligence artificielle permettent déjà à des robots de comprendre ce que nous disons et de nous observer à tout instant dans nos vies personnelles. Le gaming envahit les espaces d’interactions sociales. Secouez bien, mélangez le tout, et vous obtenez un monde à la Little Eyes, dans lequel le concept de vie privée n’est plus qu’un objet d’étude pour les historiens et les anthropologues…