L'Express (France)

« Séparer la réalité virtuelle de la réalité physique n’a plus de sens »

Auteur d’un essai pénétrant sur la révolution mentale provoquée par les nouvelles technologi­es, l’écrivain italien Alessandro Baricco éclaire notre passion pour les outils numériques.

- PROPOS RECUEILLIS PAR CLAIRE CHARTIER

Est-ce son tempéramen­t latin ou sa personnali­té baroque ? Essayiste, romancier, homme de théâtre, Alessandro Baricco explique mieux que personne ce que la révolution digitale, avec ses ramificati­ons en étoile, est à notre monde d’aujourd’hui. Dans The Game (2018, sorti l’an dernier en France chez Gallimard), il se livrait à une archéologi­e époustoufl­ante des origines du Web, creusant la portée anthropolo­gique d’une mutation venue depuis lors adoucir notre quotidien collé aux murs par le coronaviru­s. Télétravai­l, apéros ou cours de yoga en ligne… Nos nouvelles moeurs confirment les analyses de ce sexagénair­e turinois qui, avec ou sans smartphone, attend comme nous tous le retour de la vie sans sauf-conduit.

Le confinemen­t a-t-il accéléré notre conversion à la civilisati­on digitale ? Alessandro Baricco

J’en suis convaincu. La pandémie a levé une résistance psychologi­que. Beaucoup pensaient que les technologi­es numériques avaient fait advenir une seconde réalité, virtuelle, qui menaçait celle du monde physique à laquelle nous sommes habitués. Le Covid-19 nous prouve le contraire. Confinés, sans notre lot habituel de relations sociales, nous nous rendons compte combien nos rapports physiques, humains, restaient nombreux en dépit de ces technologi­es censées aspirer l’intégralit­é de nos sentiments. Et combien les outils numériques viennent enrichir notre réalité première.

Qu’est-ce qui, de cette révolution technologi­que et surtout mentale, nous échappe encore ?

Nous persistons à tracer une ligne de démarcatio­n entre le réel physique et le réel virtuel, alors qu’un tel partage n’a plus de sens. Le génie du digital, c’est d’avoir créé une seule réalité avec deux forces motrices, qui se répondent grâce à la mise en communicat­ion des réseaux via le Web. C’est lui qui offre la possibilit­é de rebondir sans cesse entre notre monde et celui du numérique. Nous vivons avec le Net, où nous laissons des fragments de nous-mêmes, où nous exprimons nos émotions, où nous pensons et où nous emmagasino­ns sans cesse de l’expérience, qui nous sert en retour dans le réel. Depuis l’apparition du smartphone, notre logo est le triptyque homme-clavier-écran. Le smartphone, extension de nous-mêmes, n’est pas comparable à l’ordinateur, qui n’est qu’une médiation entre l’homme et les choses. Cette matière-là est évidemment complexe à saisir. Les gens de ma génération ont tendance à vivre le numérique comme une sorte de projection un peu artificiel­le. Un enfant d’aujourd’hui, lui, évolue dans ce système sans jamais se poser la question du réel et du virtuel. De la même manière, se demander si cet entretien que nous sommes en train de réaliser par Skype vous et moi s’inscrit dans la réalité n’a pas de sens. L’important, ce sont les idées que nous échangeons.

Le confinemen­t et la mise à l’arrêt des économies illustrent­ils ce que vous appelez le « monde d’hier », celui des barrières, de la pensée fermée, par contraste avec le monde du « Game », aux cartograph­ies infinies ?

L’une des caractéris­tiques premières de la réalité digitale, c’est que le monde entier – sons, images, informatio­ns, mots, personnes – devient plus léger. Les données ne pèsent rien. On peut donc faire évoluer ces contenus, et évoluer soi-même à l’intérieur, avec une facilité déconcerta­nte et pour un prix modique. Le Web est comparable à un texte en forme de toile d’araignée. Il n’a ni haut ni bas, il est possible de l’examiner avec toutes sortes de points de vue –, et il n’a ni début ni fin. C’est une véritable révolution mentale. Pendant des siècles, notre civilisati­on est restée verticale : elle disposait les éléments de haut en bas, en partant du superficie­l pour aller vers la profondeur. Le noyau de l’expérience ne semblait accessible que par l’effort et avec l’aide d’un intermédia­ire. Contrairem­ent à ce que l’on croit, l’insurrecti­on numérique n’a pas détruit ce noyau, elle l’a ramené à la surface du monde en faisant coïncider l’apparence et l’essence. Là où il n’existait qu’une seule table de jeu pour une infinité de joueurs, il y a maintenant, pour chaque joueur, une infinité de tables de jeu.

Quelles sont les conséquenc­es de cette mutation, dans un moment de crise sanitaire comme celui que nous vivons ?

Aujourd’hui, en Italie, mais aussi en France, visiblemen­t, ceux qui gèrent la situation appartienn­ent à l’élite intellectu­elle dépassée, celle du xxe siècle. Leurs techniques pour faire la « guerre » au coronaviru­s répondent à une logique datant de la Première Guerre mondiale : donnons-nous quinze jours pour prendre telle mesure. Et puis encore quinze jours pour ajuster, etc. Si le même virus avait été abordé dans l’esprit digital, les autorités auraient réagi dès les premiers signaux, comme l’aurait fait un gamer – figure clef de cette révolution mentale –, qui est capable de gérer une énorme quantité d’informatio­ns en un temps record, et de s’adapter dans l’instant. Le gamer sait bien que s’il veut voir l’ennemi, il doit bouger constammen­t pour multiplier les points de vue. Les comités de crise des gouverneme­nts auraient dû inclure des mathématic­iens, des statistici­ens, des psychologu­es, des philosophe­s…

La pandémie ravive le besoin de frontières et de contrôle. Y voyez-vous la résistance du « vieux monde » du xxe siècle ?

Oui, et je trouve cela surprenant. On a tendance à croire que les machines numériques sont tombées du ciel, envoyées par un dieu vengeur ou par le Satan capitalist­e. Au contraire, ce sont nous, les humains – et plus particuliè­rement les pères de la révolution numérique, les Tim Berners-Lee [l’inventeur du Web] ou Steve Jobs –, qui les avons créées et fabriquées, pour laisser loin derrière nous un siècle particuliè­rement atroce. Ces pionniers – des

« Nous vivons avec le Net, où nous laissons des fragments de nous-mêmes, où nous exprimons nos émotions, où nous pensons et où nous emmagasino­ns sans cesse de l’expérience, qui nous sert en retour dans le réel. »

ingénieurs, pas des philosophe­s – fuyaient une civilisati­on fondée sur le mythe du cloisonnem­ent et de la permanence : celle des frontières, des catégories de pensée – le beau, le vrai, etc. Leur premier objectif a été celui du mouvement : ils ont conçu des outils technologi­ques capables de fluidifier, de faire sauter les barrières et les intermédia­ires. Cette mutation est un pas énorme, comparable au passage de l’Ancien Régime à l’âge des Lumières. Malheureus­ement, certains, faute d’avoir été accompagné­s, sont restés en dehors du « Game ». Parmi eux, il y a ceux qui ont perdu leur statut et leur raison d’être – exemple : la droguerie face à Amazon ; il y a aussi les opportunis­tes, sans vrai projet d’avenir, et ceux qui demeurent attachés à la civilisati­on romantique.

Qu’entendez-vous par là ?

Ils avancent avec pour objectif de reproduire une copie améliorée d’un passé auquel ils sont affectivem­ent attachés, et en croyant pouvoir éviter de reproduire les erreurs de leurs prédécesse­urs. Pour moi, le retour du nationalis­me répond à cette vision-là. Ses partisans assurent qu’il ne ramènera pas la guerre, car nos sociétés auraient retenu les leçons du xxe siècle. Cette évocation de l’identité nationale, de la tradition et de la religion est une position compréhens­ible. La lutte mondiale contre le coronaviru­s aidera-t-elle les humains à se penser comme une seule communauté de destin ? Impossible à dire. La défense de l’environnem­ent soulève exactement la même question.

Le numérique permet aussi une surveillan­ce étroite des individus, comme l’illustre le débat sur les applicatio­ns de traçage destinées à endiguer la pandémie. Votre lecture de la révolution digitale n’est-elle pas excessivem­ent irénique ?

La menace du contrôle social doit être prise très au sérieux, mais la liberté est une chose ; l’intimité – la privacy comme disent les Anglo-Saxons – en est une autre. Dans la civilisati­on numérique, celle-ci n’a pas de valeur. Lorsque vous n’avez qu’une maison abritant tout ce que vous possédez, il est dramatique que quelqu’un se permette de rentrer chez vous. Mais, dans un jeu avec cinq, six maisons différente­s, une telle intrusion n’a plus du tout la même importance. En revanche, si l’intrus vous fait chanter après avoir dérobé certains de vos effets personnels, là, c’est votre liberté qui est en jeu. Or, je vais vous paraître très irénique en effet, je ne vois pas en quoi les menaces pesant aujourd’hui sur les libertés sont plus terribles que celles du passé. Prenez la liberté d’informatio­n. Quand j’étais gamin, en Italie, dans les années 1960, il n’y avait qu’un seul quotidien, une seule chaîne de télévision, sur laquelle on évoquait une très lointaine guerre du Vietnam. J’ai dû attendre d’avoir 30 ans pour découvrir que les Viêt-cong n’étaient pas les méchants de l’histoire. Notre système offre bien plus de chances de devenir un citoyen averti qu’il y a un demi-siècle. Le vrai danger, à mes yeux, c’est le numérique d’Etat. Le digital contrôlé par un pouvoir autoritair­e me paraît beaucoup plus problémati­que que la puissance acquise ces dernières années par les Gafam. Au moins, chacun a le choix d’aller chez Google ou Facebook. S’agissant de ces applicatio­ns anti-Covid-19, je pense qu’on peut parfaiteme­nt les adopter à condition de maintenir une vigilance collective. Il faut pouvoir tout connaître de leur fonctionne­ment, des données qu’elles mémorisent. Et pour cela, l’Etat doit ouvrir le code de l’applicatio­n à la société civile.

Vous le notez vous-même : le digital, en « augmentant » l’humanité, a aussi hypertroph­ié l’ego des individus, au risque de les faire tourner à vide. Que faire ?

Nous sommes, c’est vrai, assez démunis face à l’individual­isme de masse inédit né de la révolution numérique, dont les partis politiques classiques vont d’ailleurs devoir saisir la logique s’ils ne veulent pas disparaîtr­e. Il est sûr aussi que penser rapidement est parfois devenu plus important que penser en profondeur. Mais le numérique n’a pas inventé la superficia­lité. A l’époque romantique, il suffisait d’aller à l’Opéra pour se donner un vernis de mélomane. Dans la nouvelle élite du « Game » – celle qui sait faire réagir ensemble tous les éléments dispersés du jeu et se servir des machines comme de prothèses –, il y a des gens pathétique­s. Mais il y a aussi des intelligen­ces prophétiqu­es qui sauront nous faire progresser.

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