La fin des modèles
L’épidémie de Covid-19 a révélé les failles des trois puissances que sont la Russie, la Chine et les Etats-Unis, et donné un coup d’arrêt à leur volonté d’imposer leurs vues au reste du monde.
9 mai, la place Rouge sera vide. Le coronavirus prive Vladimir Poutine de la célébration grandiose prévue pour marquer le 75e anniversaire de la fin de la « Grande Guerre patriotique » – l’historiographie russe désigne ainsi la Seconde Guerre mondiale. A la traditionnelle parade militaire témoignant des investissements massifs consentis à la défense, à la poignée d’anciens combattants aux revers alourdis de médailles fanées, le président russe a ajouté depuis quelques années le Régiment immortel, un défilé de civils brandissant les portraits enrubannés de leurs parents tombés pour la patrie. En vingt ans de pouvoir sans partage, Vladimir Poutine a fait de l’Histoire le ciment de l’orgueil national, n’hésitant pas à en réécrire quelques chapitres, aux dépens notamment de la Pologne ou de la Finlande. C’est aussi la justification du modèle russe qu’il offrait au monde il n’y a pas si longtemps, et d’abord aux Européens. N’affirmait-il pas au Financial Times, en juin dernier, que la démocratie libérale désormais obsolète le cédera au national-populisme auquel aspirent tant de peuples en mal d’autorité ?
Le Covid-19 a étouffé la parole présidentielle. D’ordinaire si prompt à montrer ses muscles, le maître du Kremlin, confiné dans sa datcha près de la capitale, a relâché la bride aux gouverneurs des régions, qui doivent assumer seuls l’impopularité des décisions sanitaires. A Moscou, le maire est monté au front, peinant à masquer les insuffisances des infrastructures et le désarroi des soignants. Les bénédictions prodiguées par l’archimandrite Nozdrine, l’un des ecclésiastiques favoris du président, du haut d’un avion affrété par les autorités, n’ont pas suffi. Le Premier ministre est atteint. La pandémie se répand jusque dans les zones arctiques, affaiblissant une économie minée par l’effondrement des prix du pétrole – le bras de fer engagé avec l’Arabie saoudite a tourné au fiasco – et par l’arrêt, faute de main-d’oeuvre, des exportations de blé.
Le référendum sur la réforme de la
Constitution, qui devait entériner le maintien de Vladimir Poutine aux affaires jusqu’en 2036, est ajourné. La crise menace les réserves financières et sa popularité, et fragilise le modèle russe.
Le 22 mai à Pékin, le gigantesque palais de l’Assemblée du peuple accueillera quelque 3 000 députés, venus de tout l’empire du Milieu, pour la session annuelle du Parlement chinois. Le coronavirus a retardé de deux mois et demi la grand-messe rituelle du régime communiste, mais Xi Jinping tentera d’en faire son triomphe. Triomphe sur une épidémie jugulée au prix de méthodes drastiques et d’une censure alourdie pour étouffer toute enquête sur les origines du virus comme sur les failles sanitaires. Triomphe sur la déferlante de réprobation planétaire qui menaçait l’image de la Chine et d’abord la sienne, qu’il s’est efforcé d’inverser en opération de propagande. Triomphe sur une Europe fragilisée dont il exploite les divisions à coups de contrats et de masques. Triomphe sur un président américain déboussolé qui en vient à recommander des détergents pour nettoyer les poumons malades. Triomphe d’un modèle chinois dont Xi Jinping, dès mars dernier, vantait les mérites : « Cette crise a de nouveau démontré les avantages remarquables du système socialiste aux caractéristiques chinoises. » Mais le grand bond en avant de l’économie est brisé, sa promesse d’en doubler les performances en dix ans est rompue. La débauche de désinformation orchestrée par Pékin a beau rivaliser avec la production russe, la technologie amplifier à l’infini les moyens de son autorité, les démocraties asiatiques ont fait mieux pour surmonter la crise, à commencer par Taïwan et la Corée du Sud.
« La Chine fera tout ce qui est en son pouvoir pour me faire perdre ! » gémit Donald Trump, toujours enclin à désigner un coupable, pressant ses services de renseignement de conforter sa version d’un virus fabriqué en laboratoire à Wuhan. Pékin doit rendre gorge, répète-t-il, payer le prix de la récession qui fracasse son rêve américain et compromet sa réélection malgré les milliards de dollars accordés aux entreprises. Le Covid-19 a déjà tué davantage de ses concitoyens que la guerre du Vietnam, et créé 30 millions de chômeurs. Incurie d’un système social et sanitaire incapable de faire face, gesticulations d’un président plus porté à l’autocongratulation qu’à l’empathie, gestion incohérente de la Maison-Blanche encourageant les gouverneurs républicains de quelques Etats clefs à refuser le confinement pour des raisons idéologiques autant qu’économiques : le coronavirus met à mal le modèle américain. Les Etats-Unis se recroquevillent sur leurs plaies. Vladimir Poutine, Xi Jinping et Donald Trump devraient le savoir : jamais dans l’Histoire un empire n’a tiré profit d’une pandémie.
La débauche de désinformation orchestrée par Pékin a beau rivaliser avec la production russe, les démocraties asiatiques ont fait mieux pour surmonter la crise, à commencer par Taïwan et la Corée du Sud