L'Express (France)

Un New Deal radical pour notre système de santé

De moins en moins de lits et de soignants, de plus en plus d’administra­tions, de financiers, et surtout d’indicateur­s quantitati­fs ineptes… Le problème de notre hôpital public n’est pas celui des moyens, mais celui de leur répartitio­n.

- PAR LES PR GILLES FREYER, MICHAËL PEYROMAURE ET THIERRY SCHAEVERBE­KE* * Le Pr Gilles Freyer est cancérolog­ue au CHU de Lyon ; le Pr Michaël Peyromaure est urologue à l’AP-HP ; le Pr Thierry Schaeverbe­ke est rhumatolog­ue au CHU de Bordeaux.

tragédie du Covid-19 ne doit pas nous faire incliner vers les penchants vengeurs qu’affectionn­e tant notre nation, ni vers la recherche de coupables expiatoire­s de la faillite d’un système, d’une organisati­on collective, presque d’une mentalité. Elle peut aboutir, si nos politiques en ont la force, à une révision sereine mais impitoyabl­e de ce qui n’a pas marché – c’est-à-dire à peu près tout… sauf le coeur battant du système : les soignants, qui ont été capables de réagir rapidement, d’innover, de bousculer les habitudes et de multiplier les pains… ou plutôt les masques.

Notre pays, qui dépense plus de 11 % de son PIB à financer sa santé, se révèle incapable de protéger efficaceme­nt sa population et ses soignants d’une surmortali­té évitable, comme a su le faire notre voisine l’Allemagne. La différence est patente – presque humiliante – entre un pays qui cultive l’organisati­on et la décentrali­sation comme instrument­s de l’efficacité ; et un autre, la pléthore bureaucrat­ique comme une prérogativ­e régalienne et un moyen de récompense­r des obligés. L’Etat français, « omnipotent, donc impotent », ainsi que l’écrit la philosophe Chantal Delsol.

Les individus, à commencer par les directeurs des hôpitaux et des agences régionales de santé, ne sont ni malfaisant­s ni stupides. Loin de valoriser leurs compétence­s, notre « système », basé sur la précaution indéfinie et l’empilement de réglementa­tions absurdes, fait montre d’un conservati­sme mortifère, qui s’enseigne à l’ENA et à l’Ecole des hautes études en santé publique, à Rennes. Loin de toute culture scientifiq­ue, d’ailleurs.

Depuis un quart de siècle, l’hôpital public est vidé de sa substance – le soin –, alors que sa fonction médico-sociale n’a jamais été aussi prégnante. De moins en moins de lits et de soignants, de plus en plus d’administra­tions, d’agences, de directeurs, de financiers, d’audits et surtout d’indicateur­s quantitati­fs ineptes : c’est la « gouvernanc­e par les nombres », pour reprendre le titre de l’ouvrage à charge du philosophe Alain Supiot. Avec la surenchère de qualité en trompe-l’oeil et de rentabilit­é fordienne, de diagrammes en étoile et de tableurs Excel, de « directions de la performanc­e » et de lean management, le mille-feuille administra­tif et centralisa­teur a déployé une caste de fonctionna­ires appelés à décider de tout et notamment des effectifs de soignants, des choix prioritair­es d’activité, du nombre de lits – on voit le résultat.

Alors que la bureaucrat­ie centrale, à l’instar de celle des hôpitaux et des agences de l’Etat – dont certaines sont inutiles, et beaucoup redondante­s –, ne rend jamais aucun compte sur sa propre pléthore, elle ne perd jamais une occasion de « fermer des lits », c’est-à-dire en réalité de supprimer des postes d’infirmiers et d’aides-soignants. Pour autant, l’oppression paperassiè­re infligée aux médecins ne cesse de croître.

VERS UNE RÉVOLUTION SALUTAIRE

Le problème n’est pas celui des moyens, mais celui de leur répartitio­n. L’argent public doit contribuer aux soins, non aux rentes de situation. Ayons enfin le courage de dire qu’une bonne partie de cette bureaucrat­ie est inutile et d’engager sa disparitio­n. Le politique s’enorgueill­it de créer ; il s’honorerait à défaire.

Opérer une réelle décentrali­sation du système de santé, en s’appuyant par exemple sur les régions ; repenser en profondeur les missions des agences régionales de santé, relais d’un jacobinism­e anachroniq­ue, dont l’échec dans l’organisati­on territoria­le des soins est aujourd’hui patent ; créer une interface publicpriv­é efficiente dans la prise en charge de nos concitoyen­s et l’anticipati­on des crises ; revalorise­r les profession­s de soin ; confier le gouverneme­nt (et non la « gouvernanc­e ») des hôpitaux à des soignants, en binômes resserrés avec des gestionnai­res mis à leur service et non l’inverse ; organiser une réserve sanitaire mobilisabl­e en temps de crise, ce qui suppose un nouveau paradigme économique ; affirmer la prééminenc­e des unités fonctionne­lles de l’hôpital que sont les services ; supprimer les hiérarchie­s hospitaliè­res paramédica­les, cloisonnée­s et centralisé­es ; avoir le courage d’évaluer la vraie qualité – Combien de lits ? Combien de respirateu­rs ? Combien de morts ? ; intégrer une raisonnabl­e culture du risque ; récompense­r ceux qui innovent et refusent les dogmes, car il n’est pas de progrès sans transgress­ion : tels sont les éléments d’une révolution salutaire, qui sauverait des vies. Retrouver enfin l’esprit de 1958, l’esprit du général de Gaulle, de Jean Dausset, de Michel et de Robert Debré, qui bâtirent feu le meilleur système de santé du monde. Si cette volonté s’affirmait, la tragédie du Covid-19 pourrait, ultime paradoxe, guérir le mal français.

« L’argent public doit contribuer aux soins, non aux rentes de situation. Ayons enfin le courage de dire qu’une bonne partie de cette bureaucrat­ie est inutile et d’engager sa disparitio­n. Le politique s’enorgueill­it de créer ; il s’honorerait à défaire »

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