L'Express (France)

De Gaulle, « une carrière de dictateur » ?

A l’occasion du 50e anniversai­re de la mort du général, on réédite un étonnant ouvrage paru en 1945 sous la plume d’Henri de Kerillis. Décryptage avec l’historien Claude Quétel. JÉRÔME DUPUIS

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qu’à 67 ans je vais commencer une carrière de dictateur ? » Nous avons tous dans l’oreille la réplique outragée du général de Gaulle lors de la fameuse conférence de presse du 19 mai 1958. C’était une semaine après son retour au pouvoir, que certains s’empressero­nt de qualifier de « coup d’Etat institutio­nnel ». François Mitterrand, lui, parlera bientôt de « coup d’Etat permanent ». Puis, plus tard, sur les barricades de Mai 68, de slogans en affiches, le général sera massivemen­t caricaturé en vieux chef autoritair­e faisant le salut nazi ou bâillonnan­t les étudiants.

Mais qui aurait eu l’idée de le qualifier de « dictateur » en… 1945, lui, le héros qui vient de libérer les Français du joug allemand ? Eh bien, il s’est trouvé un homme pour oser. Il en a même fait le titre d’un livre retentissa­nt. Devenu introuvabl­e, De Gaulle dictateur est réédité ces jours-ci, à l’occasion d’un double anniversai­re – l’armistice de juin 1940 et la mort du général, disparu il y a cinquante ans, le 9 novembre 1970. C’est une curiosité qui mérite le détour.

Son auteur s’appelle Henri de Kerillis. « Kerillis n’était pas du tout un pétainiste, mais un ardent patriote qui a cru en de Gaulle en 1940, avant d’être rapidement déçu. Et il était auréolé d’un grand prestige : il était l’homme qui avait osé dire non aux accords de Munich », explique à L’Express Claude Quétel, préfacier de cette réédition et ancien directeur scientifiq­ue du Mémorial de Caen. En octobre 1938, en effet, alors que le Parlement ratifie ces accords qui offrent la Tchécoslov­aquie à Hitler, Kerillis est le seul député de droite à voter non. Son discours à la Chambre a fait date : « L’Allemagne ne respecte que les forts, et nous venons de lui montrer que nous ne l’étions pas ! Vous croyez qu’elle va devenir douce et conciliant­e.

Moi je crois qu’elle va devenir exigeante et terrible », avait-il tonné ce jour-là.

« Kerillis était une voix qui comptait, poursuit

Claude Quétel. Né en 1889, il s’est engagé très jeune dans la cavalerie, et deviendra un héros de la Première

Guerre mondiale bardé de médailles. » Mais quand sonne l’armistice de 1918, ce soldat au verbe haut se lance dans la presse, prenant les commandes de

L’Echo de Paris. Journalist­e résolument engagé à droite, il fonde aussi une influente officine anti-allemande qui collecte des fonds ici et là. En mai 1936, le voilà élu député de Neuilly en pleine vague du Front populaire. Ensuite, on l’a vu, ce sera le fameux non à Munich…

Ironie de l’Histoire, en juin 1940, il arrive à Londres… avant de Gaulle. « La légende dit que Kerillis s’est présenté comme volontaire, sanglé dans son uniforme, dès le 18 juin à midi », raconte Claude Quétel. Pourtant, Kerillis et de Gaulle, ce sera l’histoire d’une rencontre ratée. Le général se méfie de ce bretteur incontrôla­ble à l’ego presque aussi prononcé que le sien. Dans De Gaulle dictateur, le bouillant député de Neuilly reproduit leurs nombreux échanges. On le voit subir rebuffade sur rebuffade de la part du futur chef de la France libre. Au point de prendre le large pour New York.

VENDU SOUS LE MANTEAU

« De Gaulle dictateur est le récit d’un dépit personnel, décrypte Claude Quétel. Kerillis est un soldat, et il ne supporte pas de voir le général se muer en homme politique. Alors, il écrit ce livre fougueux. En octobre 1945, il le publie au Canada et aux Etats-Unis dans de petites maisons d’édition. En France, son livre est vendu sous le manteau. A l’époque, il est considéré comme blasphémat­oire ! »

Malgré quelques longueurs, l’ouvrage, porté par une belle plume et nourri de nombreux documents confidenti­els, ne manque pas d’intérêt, même s’il a tendance à largement surestimer l’influence des cagoulards d’extrême droite dans l’entourage du général. Encore que… Les réseaux barbouzard­s de la Françafriq­ue de Jacques Foccart et le Service d’action civique (SAC) feront plus tard partie intégrante du gaullisme…

De Gaulle dictateur sera aussi le premier d’une série de libelles prenant le général pour cible, un genre dans lequel Jacques Laurent et François Mitterrand s’illustrero­nt. L’ouvrage ne vaudra aucune gloire à Henri de Kerillis. Refusant obstinémen­t de rentrer en France après la guerre, il s’achète une ferme à Long Island. Là, il élève mélancoliq­uement des vaches laitières, en suivant l’actualité française. En mai 1958, de Gaulle prononce sa célèbre phrase sur sa « carrière de dictateur ». Etrange hasard du calendrier, Kerillis s’est éteint quelques jours plus tôt, le 11 avril. Nul doute que l’éleveur de Long Island aurait souri en entendant ce mot blasphémat­oire dans la bouche du général.

C’est l’histoire d’une rencontre ratée. Dans son récit, le bouillant député de Neuilly reproduit ses échanges avec le général. On le voit subir rebuffade sur rebuffade de la part du futur chef de la France libre

De Gaulle dictateur, par Henri de Kerillis, édition critique de Claude Quétel. Perrin, 400 p., 20 €. En librairie le 28 mai. A noter également, chez le même éditeur : Le Drame de 1940, par le général André Beaufre (parution le 14 mai) et De Gaulle sous le casque, par Henri de Wailly (parution le 18 juin).

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