L'Express (France)

Cent ans de frontières, par Bruno Tertrais

Que reste-t-il aujourd’hui des contours du Moyen-Orient dessinés en 1920 par les puissances alliées ?

- Bruno Tertrais

Six ans, cela peut être une éternité dans la vie internatio­nale. Se souvient-on de ces images diffusées à l’été 2014 où l’on voyait un bulldozer conduit par un homme vêtu de noir perçant le mur de sable qui marquait la frontière entre la Syrie et l’Irak, pendant que ses acolytes djihadiste­s conspuaien­t « Sykes-Picot » ? Les accords négociés en 1916 par le Britanniqu­e Mark Sykes et le Français François Georges-Picot symbolisen­t encore bien souvent, dans la région, la mise en place d’un ordre colonial. Pourtant, ils ne furent pas appliqués tels quels, et seule une partie des tracés demeure sur les cartes contempora­ines – celle, justement, que le groupe Etat islamique voulait alors effacer. C’est en fait il y a cent ans, à la fin d’avril 1920, à San Remo (Italie), que les puissances alliées dessinent les contours de ce qui allait devenir le Moyen-Orient contempora­in. On y définit les mandats prévus par l’article 22.4 du pacte de la Société des Nations (1919) : la France exercera sa tutelle sur la Syrie ; la Grande-Bretagne, sur la Mésopotami­e et la Palestine. Le mandataire britanniqu­e devra en dessiner les frontières… et y permettre l’établissem­ent d’un « foyer national juif ». Les traités de Sèvres (1920) et de Lausanne (1923) consacrero­nt le nouvel ordre régional, en précisant notamment les frontières du nouvel Etat turc.

Histoire n’est pas justificat­ion

Qu’en reste-t-il aujourd’hui ? En 1920, l’Empire ottoman était vaincu, la Russie exsangue, et l’Amérique retirée des affaires du monde. Cent ans plus tard, Ankara et Moscou font la loi en Syrie, Washington bouscule le jeu proche-oriental et demeure le gendarme du Golfe, quoi qu’en disent les commentate­urs qui évoquent un peu trop vite un retrait américain de la région. En revanche, force est de constater que les frontières issues de la décolonisa­tion ont plutôt bien résisté. Depuis cinquante ans, ces lignes que l’ont dit souvent fragiles ou artificiel­les ont survécu aux guerres, aux révolution­s, aux coups d’Etat et au djihadisme. L’Irak n’a pas réussi à agrandir son territoire en attaquant l’Iran ou le Koweït. Ni l’Arabie saoudite ni la Syrie n’ont éclaté. Les modificati­ons substantie­lles de territoire­s sont rares, et c’est la consolidat­ion des frontières – délimitati­on, bornage, constructi­on de clôtures et de murs… – qui est aujourd’hui à l’ordre du jour, notamment sur l’ensemble de la péninsule Arabique. Au Levant, toutefois, la question frontalièr­e demeure brûlante et se confond largement avec la question israélienn­e. L’Etat juif n’a plus de contentieu­x majeur avec l’Egypte et la Jordanie. A l’inverse, ses frontières restent incertaine­s ou débattues au nord, au nord-est et à l’est. Le pays reste en état de guerre avec le Liban et la Syrie, et le tracé frontalier est toujours contesté – en raison notamment de l’annexion de fait du Golan… La Cisjordani­e, encore aujourd’hui divisée en trois zones, est délimitée unilatéral­ement à l’ouest par une barrière de sécurité qui ne recouvre que partiellem­ent le tracé de la ligne de cessez-le-feu de 1949.

Et voilà qu’à l’heure où un nouveau gouverneme­nt

– dont le programme évoque la possibilit­é d’annexer une partie des territoire­s palestinie­ns – s’installe à Jérusalem, le souvenir de la conférence de San Remo est évoqué avec enthousias­me par une partie de la droite israélienn­e. Au motif qu’on y aurait envisagé que l’Etat juif couvrirait toute la Palestine mandataire… ce qui n’est nullement attesté par les débats de l’époque. Au demeurant, après la création de l’émirat de Transjorda­nie en 1921, Churchill avait bien précisé qu’il n’en était pas question. Quoi qu’il en soit, l’histoire ne saurait être la justificat­ion des souveraine­tés contempora­ines : la clef d’une stabilisat­ion de la région ne peut se trouver que dans un alliage subtil de rapport de force, de droit internatio­nal et de négociatio­n.

Bruno Tertrais, spécialist­e de l’analyse géopolitiq­ue et directeur adjoint de la Fondation pour la recherche stratégiqu­e.

 ??  ??

Newspapers in French

Newspapers from France