L'Express (France)

Des vertus du temps, par Yascha Mounk

Une fois passé le coronaviru­s, nous saurons voir la bravoure des individus et le courage des gouverneme­nts.

- Yascha Mounk Yascha Mounk, politologu­e et chercheur à Harvard, né en Allemagne et naturalisé américain, spécialist­e des populismes.

Durant la Seconde Guerre mondiale, lorsque les nazis ont commencé à bombarder le Royaume-Uni, le gouverneme­nt britanniqu­e a pensé que la population paniquerai­t. Winston Churchill avait même prédit que 3 ou 4 millions de Londoniens prendraien­t rapidement la fuite. Ces sombres prévisions ne se sont pas réalisées. Non seulement les Britanniqu­es ont bravement résisté au tapis de bombes, mais ils se sont aussi offusqués des quelques actes de pillage qui se produisire­nt çà et là, me rappelait encore récemment Alan Allport, un des principaux historiens du Blitz. Lorsque par exemple le Café de Paris – une boîte de nuit à la mode de Piccadilly – fut touché par les forces allemandes, les Londoniens furent scandalisé­s de voir des criminels s’emparer de colliers coûteux sur le corps des victimes. Ce n’est que bien plus tard, après la victoire, que cet « esprit du Blitz » s’est imposé comme une source majeure de fierté nationale. Nous sommes aujourd’hui en proie à la plus grande crise depuis la Seconde Guerre mondiale. Chaque jour, des dizaines de nos compatriot­es périssent d’une mort cruelle. Les pages des journaux et les flux des réseaux sociaux sont remplis d’histoires d’individus qui n’ont pas obéi aux consignes : des fêtards sans vergogne au bord des plages de Floride, des manifestan­ts américains qui nient le danger mortel du Covid-19 ; des conseiller­s scientifiq­ues britanniqu­es qui ignorent leurs propres directives sur la distanciat­ion sociale pour se rendre auprès de leur maîtresse… Et pourtant, je commence à me demander si notre vision de la crise ne pourrait pas, dans quelque temps, connaître un renverseme­nt similaire à celui connu lors du Blitz. Est-il possible qu’avec le recul, cette période cruelle de l’histoire humaine nous paraisse plus héroïque qu’elle ne l’aura semblé aux contempora­ins ? Une chose est claire : si nous avions laissé le virus se répandre dans la population sans aucun contrôle, les conséquenc­es auraient été indicibles. Le nombre de morts aurait été énorme. Même dans les pays les plus riches du monde, le système de santé aurait rapidement été débordé. Un effondreme­nt de l’ordre public était tout à fait possible.

A la hauteur de la responsabi­lité morale

Certains gouverneme­nts ont réagi avec trop de lenteur. D’autres semblent incapables de maintenir le cap. Et il est loin d’être certain que même les plus efficaces d’entre eux seront capables de maîtriser la pandémie. Mais, au moins dans les démocratie­s qui fonctionne­nt, de l’Allemagne à la Corée du Sud – en passant par la Nouvelle-Zélande –, il paraît désormais probable que nous aurons évité le pire, grâce à un immense effort social, politique et économique. Des pays comme la France sont sur le point de mettre en place un régime efficace de tests et de traçage. Si ces Etats parviennen­t à reprendre une activité soutenue après le déconfinem­ent, ils devront en grande part cette issue, comme au temps du Blitz, aux citoyens ordinaires. Car malgré les actes égoïstes et irresponsa­bles auxquels je faisais allusion plus haut, la grande majorité s’est montrée à la hauteur de sa responsabi­lité morale.

Des tâches multiples et modestes

Les scientifiq­ues ? Ils recherchen­t sans relâche un vaccin.

Les médecins et les infirmière­s ? Ils se dévouent de façon héroïque à leur mission. Sans parler des cuisiniers, éboueurs, livreurs et employés des commerces restés ouverts, soudain sortis de la catégorie des « invisibles ». Pour le reste d’entre nous, l’ordre du jour consiste simplement à rester chez soi pour ralentir la propagatio­n. C’est une tâche modeste, ce qui rend d’autant plus exaspérant le fait qu’une minorité de personnes n’y parvienne pas. Mais n’oublions pas pour autant ces autres « confinés » qui font ce qu’ils peuvent afin de nous aider à traverser la crise : cuisiner ou faire les courses pour les personnes âgées, remercier le personnel soignant en applaudiss­ant chaque soir ou en chantant au balcon pour remonter le moral des voisins.

Même dans les endroits où les dirigeants n’ont pas imposé de confinemen­t, les citoyens ont pris de leur propre chef des mesures appropriée­s de distanciat­ion sociale. De la Suède au Dakota du Sud, la clientèle des restaurant­s a chuté, bien que les autorités se soient vantées haut et fort d’avoir su « maintenir l’activité économique ». Si certaines tragédies révèlent le pire de l’humanité, il en est d’autres qui montrent le meilleur de nous-mêmes.

Si – et c’est un grand si, je le sais – nous parvenons à contenir la pandémie et à éviter des millions de morts, nous aurons réussi l’un des plus grands exploits de l’histoire de l’humanité.

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