Orwell dans le placard du conservatisme, par Charles Dantzig
Où l’on apprend que l’auteur de 1984 a dénoncé des gens pour délit politique à la police anglaise.
Il est triste pour un écrivain d’être respecté. Il vaut mieux être lu. Un écrivain qu’on respecte est comme un prêcheur : on l’écoute de loin en regardant la jolie fille ou le joli garçon qui passe. Si George Orwell se trouve dans cette situation, il l’a cherché. C’est un moraliste. Tous ses livres cherchent à démontrer l’attitude morale convenable. Les moralistes (ces fous amers parfois brillants, presque toujours intéressants, plus rarement sympathiques) sont persuadés d’être du bon côté. Placés sur le promontoire de la Vérité que personne ne visite (le moraliste a besoin de se croire unique), ils illustrent leur parti pris en étant contre. Voilà pourquoi ils sont rarement des inventeurs, des créateurs, des enchanteurs.
Ils instruisent de ce qui n’est pas bien à l’aide de personnages pédagogiques, comme Candide ou le Winston Smith de 1984. La différence entre Orwell et Voltaire est qu’Orwell n’est pas spirituel.
Il n’a même aucun humour. Et ce sont ses qualités. C’est un écrivain grave et consciencieux.
1984 a plu parce qu’il a été publié en 1949. Plutôt que d’étudier en quoi elle avait pu être responsable de la dévastation qui avait ravagé le monde pendant une guerre dont elle était seule responsable, l’Europe a trouvé bien utile de détourner l’attention sur l’URSS. Un monstre tout frais ! Ouf ! Nous n’aurons pas à juger notre saloperie des années 1930 ni tout ce qui s’est ensuivi ! 1984 a servi à cette diversion insincère, alors qu’Orwell était très sincère, trop peut-être.
La bonne vieille sottise policière
Dans ce roman d’anticipation qui, comme tous, prophétise le passé, il agit en romancier partisan ; c’est en grande partie une défense de Trotski. Rien de ce qui y est prédit ne s’est réalisé. Il n’y a pas de ministère de la Vérité, il n’y a pas de novlangue, il n’y a pas de Big Brother. Il y a la bonne vieille sottise policière de partout et de toujours. En 2020, le gouvernement français instaure une milice en permettant à des retraités de la gendarmerie, à des agents de sécurité, on a oublié les brancardiers de Lourdes, de nous verbaliser si nous ne portons pas de masque. Le ministre de l’Intérieur, l’aigle de Forcalquier, Christophe Castaner, a présenté cela comme « une marque de confiance ». A placer à la suite du ministre de l’Intérieur de 1827 qui, présentant une loi de censure de la presse, l’avait appelée « loi de justice et d’amour ». Orwell avait donné des gages. Toutes ses interventions à la BBC, tous ses articles avaient révélé un conservateur. Pas une émission où il ne défende la cuisine anglaise, la langue anglaise, si la corrida avait été anglaise il aurait défendu la corrida. Contre toute nouveauté, contre la jeunesse, contre Gandhi, pour les traditions. Qu’il était conservateur, Orwell ne voulait ni l’avouer, ni le voir. Il était dans le placard de son placard. Un de ses articles d’aprèsguerre s’intitule « J’appartiens à la gauche ». Qui fait une chose pareille, sinon celui qui sent qu’il n’est plus ce qu’il dit être ? Camus a-t-il éprouvé le besoin d’écrire un « Je suis de gauche » ?
Un faux saint presque naïf
Régal de la droite ! Un conservateur qui se dit de gauche permet de se donner l’air impartial et chevaleresque si on le loue.
Les soutiens de droite d’Orwell (en plus de qui il y a la gauche terrorisée, c’est-à-dire toute la gauche démocratique) ont été d’autant plus intransigeants. Pauvre Orwell devenu un saint ! Heureusement, après sa mort, on a découvert une mauvaise action. Elle a été dissimulée par les utilisateurs de cette effigie qu’ils brandissent dans leurs processions idéologiques où ils chantent 1984 ! 1984 ! en faisant dire à Orwell ce qu’il ne dit pas, c’est-à-dire qu’il faut le libéralisme absolu et que l’Etat est funeste. Orwell, ce dénonciateur de la dénonciation dans 1984, a, après la guerre, dénoncé de supposés communistes à la police anglaise ; ainsi, Nancy Cunard, l’éditrice et activiste pour l’égalité alors dite raciale. Ah que ce n’est pas bien ! Ah que c’est tant mieux pour Orwell ! Il n’est plus la Bernadette Soubirous de l’antistalinisme ! Ce qu’il a fait reste infiniment moins grave que les célineries et autre brasillachiades ; c’est même presque naïf. Cela ne l’excuse pas, mais permet de constater encore une fois que les donneurs de leçons en donnent aux autres pour éviter de s’en donner à eux-mêmes. Tout ce qui contribue à détruire la réputation de sainteté d’un écrivain est bon pour la littérature, qui n’a rien à voir avec le sacré et tous ces renoncements à la réflexion. Orwell est imparfait, c’est notre frère, nous pouvons ne pas lire 1984 les mains jointes. 1984, par George Orwell, nouvelle traduction de l’anglais par Josée Kamoun (Folio).
Charles Dantzig, écrivain, éditeur chez Grasset, directeur des collections « Le Courage » et « Les Cahiers rouges ».