Artistes de la guerre
Le musée de l’Armée rend hommage, dans une exposition virtuelle, à Pierre Baudry, Charles Courtet et Gino Gregori, dont les oeuvres furent enfantées lors de situations de confinement forcé au cours des deux grands conflits mondiaux.
Mercredi 29 mai 1918 : le brigadier Pierre Baudry, 21 ans, tombe au combat, dans l’Aisne ; le lendemain paraît le dernier numéro du Gafouilleur, « organe de la mitraille », dont il est le principal illustrateur. 24 juin 1940 : le capitaine Charles Courtet, 49 ans, est arrêté à Saint-Dié, dans les Vosges ; détenu à l’Oflag XIII A, près de Nuremberg, en Allemagne, il livre un récit graphique de sa captivité. 6 novembre 1944 : Gino Gregori, 38 ans, intègre le camp de concentration de Mauthausen, sous le matricule 57627, et réalise une série de croquis et de peintures pour rendre compte de la barbarie nazie ordinaire. Combattant, prisonnier ou déporté, ces trois hommes ont laissé un puissant témoignage artistique des épreuves qu’ils traversèrent au cours des deux grands conflits mondiaux du xxe siècle. Aujourd’hui, le musée de l’Armée leur rend hommage dans le cadre d’une exposition virtuelle consacrée à ces héros qui, confrontés à une situation extrême, se sont démarqués par leur courage, leur générosité ou leur talent.
Pierre Baudry est le précoce de la bande. Natif de l’Yonne, il a à peine 13 ans quand il illustre, au cours des années 1909-1910, un roman d’anticipation, La Guerrefranco-allemandedel’an1920. Cette fiction, aussi colorée que visionnaire, mêle charges de cavalerie, batailles navales et combats aériens pour aboutir à la victoire tricolore. Dans la vraie vie, Baudry n’a que 17 ans lorsqu’il devient infirmier volontaire à l’hôpital de Sens, avant de s’engager comme soldat et de donner à nouveau du crayon. Dans les colonnes du Gafouilleur, qu’il cofonde à l’hiver 1916, la jeune recrue du 12e régiment de cuirassiers croque avec humour ses camarades poilus, fêtant Noël au fond d’une tranchée ou rêvant à des lendemains meilleurs.
Au cours de sa détention allemande, d’août 1940 à avril 1941, Charles Courtet, lui, met son talent au service d’un travail documentaire. Avec une grande maîtrise du trait et de la perspective, il restitue l’atmosphère de l’Oflag cerné par les barbelés et les miradors. Sur ses vélins hachurés de couleurs, le quotidien des prisonniers se partage entre les baraques – chambre, bibliothèque ou infirmerie –, l’appel, la réception des colis… A son retour en France, il réunit sur un carnet 22 dessins réalisés durant sa captivité.
Des trois créateurs célébrés par le musée de l’Armée, Gino Gregori est celui que l’histoire de l’art a retenu, car il compte parmi les peintres de la Botte importants de son temps. Son destin n’en est pas moins singulier : autodidacte, le Milanais participe à plusieurs expositions remarquées, avant d’embrasser la carrière diplomatique dans les années 1930. Mais il n’abandonnera jamais le pinceau. C’est d’ailleurs en tant qu’artiste-peintre qu’on l’enregistre à son entrée au camp de concentration. Sa faute ? Il aurait fabriqué des faux papiers pour les juifs et peutêtre noué des liens avec la résistance yougoslave.
Au Lager, il capte la souffrance de ses compagnons d’infortune sur des morceaux de papier qu’il enterre pour les cacher. Libéré en mai 1945, il ajoute à ces oeuvres crayonnées in situ des retranscriptions sur la toile de scènes concentrationnaires gravées dans sa mémoire, comme celle de La Recherche des poux, où la torsion du corps fait clairement référence à La Puce de Crespi, le maître du baroque italien. Muté à l’ambassade d’Italie à Paris, Gregori investit un atelier à Montparnasse, où il côtoie Picasso, Braque, André Lhote… Sa palette épouse alors les courants de son époque, du cubisme au nouveau réalisme, en passant par l’abstraction. Il meurt en 1973, à l’âge de 67 ans. En 1946, quelques mois après sa libération, il publiait un ouvrage réunissant une cinquantaine d’esquisses réalisées à Mauthausen, sous le titre Ecce homo, qui semble, rétrospectivement, annoncer le poignant Si c’est un homme de son compatriote Primo Levi, paru l’année suivante.