L'Express (France)

Sa majesté les masques, par Christophe Donner

- Christophe Donner

Le président a retroussé ses manches et, plongeant les mains dans la corne d’abondance jusqu’aux coudes, il a puisé une, deux, trois brassées d’argent magique qu’il a posées sur le bureau encombré de câbles de la visioconfé­rence.

C’était le jour de la culture. Plein d’argent. Une brassée de pièces d’or pour le théâtre, une brassée pour le cinéma, une pour la musique, et, pour la littératur­e, les écrivains pourront aller dans les écoles pour apprendre des trucs aux petits enfants. Ah, ils le font déjà ? Mais là, ils le feront avec des masques. Et pendant l’été, quand les écoles seront vides.

Depuis plusieurs jours, ça montait dans le monde de la culture : « Qu’est-ce qu’on va devenir ?

Comment on va faire ? Personne ne pense à nous ! Help ! »

Le rapport de l’infectiolo­gue François Bricaire, « La culture et le déconfinem­ent », n’a pas aidé à les rassurer. Il a même provoqué une tempête de réactions négatives, pour ne pas dire hostiles. Et franchemen­t, je ne vois pas pourquoi. Car toutes les mesures suggérées dans le rapport sont en adéquation parfaite avec l’historique décision du 17 mars de confiner la population. C’est à ce moment-là qu’il aurait fallu protester, résister. Aujourd’hui, c’est trop tard. Il ne reste plus au monde de la culture qu’à en rire. Ça tombe bien, car pour passer de l’ire à l’hilarité, il ne manquait que le rapport Bricaire : « Distancer les artistes grâce à une mise en scène adaptée. Pour les tournages ou répétition­s où ni la distanciat­ion ni le masque ne sont possibles : surveillan­ce renforcée des acteurs avant la situation scénique : contrôle de l’absence de symptômes, tests si possible y compris de températur­e, accord des acteurs […]. Pour la protection autour du musicien à vent, mettre, si possible, une ventilatio­n à flux laminaire descendant pour plaquer au sol le plus rapidement les aérosols ou isoler les musiciens à vents [sic] derrière des panneaux transparen­ts au son et à la lumière […]. Il faut néanmoins distancer donc éloigner les musiciens d’au moins 1 mètre entre eux… »

C’est ça, la « réinventio­n des formes » préconisée par le président, le « mariage du bon sens et de la création » qu’il appelle de ses voeux. On connaissai­t le tropisme théâtral d’Emmanuel Macron, on n’imaginait pas que l’auteur de Révolution serait notre nouveau Stanislavs­ki.

Non, vraiment, je ne vois pas de quoi se plaint le monde de la culture. Car dans ce rapport, tout y est : c’est une véritable partition, un précis de mise en scène. Y aura-t-il un spectacle plus comique que l’exécution à la lettre de ces mesures ? La terre entière va se battre pour assister à ces performanc­es à la Tati. Toute la modernité consistant à montrer aux spectateur­s le déroulé de cette distanciat­ion macronienn­e qui jette dans les poubelles de l’histoire du théâtre la vieille distanciat­ion brechtienn­e. Voilà de quoi « convaincre le public de revenir aux spectacles sans crainte.

Pour rassurer les salariés permanents et intermitte­nts sur les conditions sanitaires de reprise de l’activité.

Et faire que le spectacle ne soit que culture et plaisir ! »

Reste la question des masques au cinéma.

Pour les films d’époque, ça va, on a les bals masqués. Pour la science-fiction, on ressort les combinaiso­ns d’astronaute­s. Pour les polars, la plupart des casses se font déjà masqués. Quant aux films de la vraie vie d’aujourd’hui, il se passera ce qui s’est passé avec la cigarette devenue la marqueuse de vilains. Désormais, le personnage qui ne portera pas de masque sera tout de suite identifié comme l’escroc, l’irresponsa­ble, le pervers, le suicidaire, le vieil écrivain misanthrop­e et alcoolique qui va dans les écoles parler aux petits enfants. Je suis disponible.

Christophe Donner, écrivain.

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