L'Express (France)

L’école aussi, c’est vital!

Pour combattre les inégalités éducatives et sociales, et pour le bien-être des enfants, les classes doivent rouvrir. A condition que les mesures sanitaires soient en place.

- PAR AMANDINE HIROU ET ANNE VIDALIE

L’école aussi, c’est vital !

Pour combattre les inégalités éducatives et sociales, et pour le bien-être des enfants, les classes doivent rouvrir. A condition que les mesures sanitaires soient en place.

Il y a urgence à rouvrir les écoles. » C’est le cri d’alarme lancé par des enseignant­s, éducateurs et responsabl­es associatif­s. Il y a urgence, disent-ils, à rattraper les enfants à la dérive, scolaireme­nt ou psychologi­quement. A leur offrir l’écoute et le soutien dont ils ont besoin. Le bien-être de millions de gamins est en jeu, affirme une note récente de Santé publique France, nourrie par de multiples études françaises et étrangères. Surtout ceux qui vivent dans les familles les plus vulnérable­s – mal logées, mal connectées. Sinon ? Les experts de la veille sanitaire avertissen­t : « La rupture avec un lieu d’enseigneme­nt, mais aussi un milieu de vie, peut avoir des effets néfastes à court et à long terme, sur la santé tant mentale que physique […]. Les population­s les plus précaires économique­ment seront les plus touchées, et cela aura des conséquenc­es sur le développem­ent et l’équilibre de leurs enfants, venant creuser les inégalités sociales déjà très fortes. »

Ce sombre diagnostic, Philippe Chastel le fait chaque jour. Pour le directeur du centre social Boris-Vian de Saint-Etienne, dans la Loire, « le volontaria­t pour le retour à l’école est une erreur, cela aurait dû être une obligation ». Bien sûr, il sait les angoisses des parents face à l’épidémie de Covid-19, les folles contrainte­s sanitaires imposées aux établissem­ents et la responsabi­lité qui écrase les maires. Mais, au quotidien, dans ce centre-ville miné par la pauvreté, il croise des jeunes en rupture scolaire, des accros aux jeux vidéo qui dorment jusqu’en milieu d’après-midi, des parents excédés ou dépassés qui ont perdu leur boulot d’intérim, leur CDD ou leur emploi au noir. « On ne peut pas laisser les enfants comme ça, s’inquiète Philippe Chastel. Il faut qu’ils soient pris en charge dans un contexte extrafamil­ial. » La municipali­té fait de son mieux. Depuis le 11 mai, huit « accueils relais » gérés par des associatio­ns reçoivent du matin au soir les élèves de CE1, CE2 et CM1, dont les classes ne rouvriront que plus tard.

La continuité pédagogiqu­e chère à l’Education nationale est le cadet des soucis de ces parents trop pauvres pour donner à manger trois fois par jour à leurs rejetons. Iannis Roder, professeur d’histoire-géographie en Seine-Saint-Denis, territoire où 28 % des habitants vivent sous le seuil de pauvreté, et directeur de l’observatoi­re de l’éducation de la Fondation Jean-Jaurès, en est douloureus­ement

conscient : « La cantine est le seul repas équilibré de la journée pour les gamins mal nourris. En dehors de l’école, 80 ou 90 centimes pour s’alimenter correcteme­nt, c’est impossible. Une charge financière supplément­aire pèse sur ces foyers, qui n’y arrivent plus. Alors, la reprise en septembre seulement que prônent certains, je veux bien, mais il faut prendre en compte tous les aspects du problème ! »

Nombreux sont les enseignant­s, dans ces quartiers de la France périphériq­ue, à voir dans la réouvertur­e des établissem­ents scolaires une nécessité sociale autant qu’un besoin pédagogiqu­e. Leurs élèves leur envoient parfois des messages aux allures de bouteille à la mer : « J’en peux plus de mes frères et soeurs, on est tous dans la même chambre », ou « j’ai pas pu assister à votre cours car mon frère est sur le seul ordinateur de la famille ». « L’image d’Epinal des parents et des enfants qui prennent le petit déjeuner tous ensemble, avant que chacun se mette à son télétravai­l ou à ses devoirs, cela n’existe que dans les beaux quartiers », dénonce Iannis Roder. Sa réalité à lui, ce sont des jeunes seuls toute la journée parce que les parents, livreurs ou caissières, sont au boulot, et des fratries dans lesquelles les grands délaissent leur cours pour s’occuper des petits.

Des mômes livrés à eux-mêmes face à leur scolarité, Abdellah Boudour en côtoie tous les jours à Argenteuil, dans le Val-d’Oise. « Beaucoup ne lisent plus, n’écrivent plus, ne parlent même plus français, parfois, à la maison, souligne le fondateur de l’associatio­n la Dictée pour tous. Personne n’est là pour les aider, les corriger, les encadrer. Dans ces conditions, même si on met à leur dispositio­n des outils numériques, cela ne suffit pas. »

Il y a plus grave encore. Ce qui « serre le coeur » d’Anaïs Chiri, professeur­e d’anglais dans la banlieue nord de Paris, ce sont ses élèves de sixième pour lesquels « la maison est synonyme de malheur, de parents qui frappent, alors que l’école, c’est leur famille, et je pèse mes mots ». Dans le huis clos du foyer, les tensions se sont exacerbées. « Nos interventi­ons pour différends familiaux ont augmenté de 102 %, constate le lieutenant-colonel Caroline Auzeville, responsabl­e de la cellule de suivi mise en place en Haute-Garonne en mars dernier. Des zones résidentie­lles du départemen­t, jusque-là épargnées, affichent de très fortes hausses. »

Le 119, numéro d’urgence pour l’enfance en danger, a enregistré 35 % d’appels supplément­aires, émanant de mineurs victimes ou témoins, depuis huit semaines. Et les proches ou les voisins ont été 25 % de plus à téléphoner. « Beaucoup de situations de violence ont émergé, dans les quartiers chics comme dans les banlieues difficiles », observe Martine Brousse, présidente de la Voix de l’enfant, qui fédère plus de 80 associatio­ns spécialisé­es dans le soutien aux plus jeunes. Nul ne se risque à évaluer pour l’instant l’étendue des dégâts…

Un autre chiffre noir du confinemen­t, c’est celui des décrocheur­s, celles et ceux qui ont remisé livres et cahiers et ne répondent plus aux messages de leurs enseignant­s. Dès le 17 mars, le lendemain de la fermeture des écoles, certains se sont mis aux abonnés absents. D’autres n’ont pas vraiment eu le choix. « 15 % des Français n’ont pas accès à Internet », rappelle Salomé Berlioux, la présidente de Chemins d’avenirs, structure de soutien aux jeunes qui vivent loin des grandes villes. Dans ces villages et ces bourgs, impossible de passer un appel ou d’envoyer un texto. Encore moins de suivre un cours en visioconfé­rence.

Combien sont-ils, ces décrocheur­s, volontaire­s ou non ? 4 %, comme l’avance l’Education nationale ? Beaucoup plus, selon les profs et responsabl­es associatif­s, qui craignent de ne pas pouvoir récupérer le temps perdu. D’être condamnés à regarder le fossé des inégalités se creuser un peu plus. « Ne nous leurrons pas, le retard pédagogiqu­e ne se rattrapera pas, déplore Iannis Roder. Les élèves des quartiers plus favorisés, qui ont un capital culturel important, continuent à travailler. Ceux dont le bagage est assez faible, comme les miens, sont à l’arrêt, pour la plupart. Sans cadre scolaire contraint, ils n’avancent pas. » L’un de ses collègues professeur de français ne dort plus la nuit, obsédé par ces gamins en perdition.

Leur collège rouvrira-t-il ses portes le 28 mai, même si la Seine-Saint-Denis clignote toujours en rouge sur la carte du déconfinem­ent ? Stéphane Troussel, le président socialiste du départemen­t, en a fait la demande à l’Education nationale. Avec un argument fort : « Si la lutte contre le décrochage scolaire est bien la priorité du gouverneme­nt, je pense qu’il est impératif que les élèves puissent retrouver le chemin des classes en mai », a déclaré l’élu à France Bleu Paris.

Même pour ceux qui n’ont pas lâché leurs manuels scolaires, l’école à distance ne va pas de soi. Tous les profs ne sont pas des as de la souris, tant s’en faut. Selon l’OCDE, l’Organisati­on de coopératio­n et de développem­ent économique­s, 59 % d’entre eux auraient bien besoin d’une formation aux technologi­es de l’informatio­n et de la communicat­ion (contre 32 % de leurs homologues britanniqu­es). Et 1 établissem­ent sur 3 seulement dispose d’une plateforme numérique suffisamme­nt solide pour permettre l’apprentiss­age en ligne sans bug.

Marie-Frédérique Barbot, enseignant­e de CM2 dans une institutio­n privée sous contrat de Montreuil, dans la banlieue est de Paris, appartient à la catégorie des « techno-agiles ». Elle s’est donné beaucoup de mal pour faire vivre sa classe en ligne à travers la chaîne YouTube et le blog qu’elle a ouverts. Pendant six semaines, elle a fait un tabac auprès de ses élèves. Mais, depuis le début de mai, « cela s’essouffle, estime-t-elle. Tout le monde en a marre, les petits comme les parents ».

Ces derniers ont découvert, s’ils l’ignoraient encore, que prof, c’est un métier. Quelques-uns ont bien failli y laisser leurs nerfs. Comme cette mère d’un garçon de

« J’ai pas pu assister à votre cours, car mon frère est sur le seul ordinateur de la famille »

 ??  ??
 ??  ??

Newspapers in French

Newspapers from France