Chine Pékin, le jour d’après
Alors que le régime a proclamé sa victoire sur le coronavirus, la vie reprend son cours dans le pays. Mais la crise économique inquiète. PAR ZHIFAN LIU (PÉKIN)
Al’ombre du soleil printanier qui tape déjà fort, quelques badauds sont attroupés autour d’une table posée sur un trottoir. Deux joueurs de xiangqi, les « échecs chinois », s’y affrontent dans une ambiance électrique. Les spectateurs se toisent et s’esclaffent. Certains ne portent pas de masque et la distanciation sociale est déjà un lointain souvenir. Dans le nord de Pékin comme dans le reste de cette mégalopole de 21 millions d’habitants, la vie reprend son cours alors que la menace du Covid-19 s’estompe, même si un nouveau cas de contamination a été recensé le 9 mai à Wuhan, le premier depuis le 3 avril.
Dernier signal de ce redémarrage, le pouvoir vient de fixer la date – le 22 mai – de la grand-messe parlementaire annuelle (qui se tient habituellement en mars). Dans la foulée de cette annonce, les restrictions de mouvements se sont assouplies. Ainsi, 80 millions de Chinois ont pu voyager à travers le pays début mai, pour le week-end férié… A Pékin, les principaux sites touristiques ont rouvert. Les clients ont réinvesti les bars et restaurants du quartier branché de Sanlitun et les livreurs sont de nouveaux autorisés à pénétrer dans les immeubles. Dans les centres commerciaux presque bondés, les magasins multiplient les promotions pour relancer la consommation après des semaines de paralysie.
Mais la crise économique s’est substituée à la crise sanitaire. Dans la capitale, des commerces et des PME n’ont pas survécu, d’autres sont en difficulté ou paralysés. « On pensait que l’on aurait pu rouvrir d’ici au mois de mai, soupire Sun Yao. Mais il faut que l’on réunisse des fonds pour reprendre notre activité, la coupure nous a fait mal. » Propriétaire du café Camera Stylo, à l’arrêt depuis le 7 février, il s’est résigné à mettre ses quatre employés au chômage technique, sans leur verser de salaire.
Alors que le PIB a plongé de 6,8 % au premier trimestre, le gouvernement est hanté par une possible explosion de sans-emplois. Le taux officiel – peu fiable tant le sujet est tabou a atteint 5,9 % en mars, contre 5,2 % – fin 2019. Une tendance alarmante, au vu de la faiblesse des indemnités. « Le secteur des services va être affecté si les consommateurs ne dépensent pas, et cela créera encore plus de chômage et de pression salariale. C’est un cercle vicieux », détaille Iris Pang, économiste chez ING Bank, qui craint que le taux ne s’envole à 10 %. Des analystes de Zhongtai Securities estiment que 70 millions de Chinois ont perdu leur travail pendant l’épidémie et que le taux de chômage réel dépasserait les 20 %. Leur rapport a rapidement été retiré de la Toile…
Les chiffres officiels ne prennent pas en compte les quelque 280 millions de travailleurs migrants, largement tenus exclus du système de protection sociale. « Je m’estime heureuse, car beaucoup de mes collègues sont bloqués dans leur province et n’ont pas pu reprendre leur travail à Pékin », témoigne une ayi, une femme de ménage. Elle a néanmoins perdu la moitié de ses revenus en février et mars : « C’est dur, car nos dépenses sont restées les mêmes », poursuit-elle, inquiète, le sort de son mari et de ses deux fils, qui vivent dans la province de l’Anhui, reposant sur ses épaules.
Ces turbulences risquent de gâcher, l’an prochain, le centenaire du Parti communiste chinois (PCC). Celui-ci avait promis pour l’occasion de doubler le PIB par rapport à 2010 et de sortir ainsi 5,5 millions d’habitants de l’extrême pauvreté. Deux objectifs aujourd’hui utopistes – ce qui pourrait écorner la légitimité du régime. « La population a commencé à se réveiller face à cette société autoritaire, surtout après l’épisode Li Wenliang [NDLR : le médecin sanctionné pour avoir alerté dès décembre sur l’épidémie, dont la mort a provoqué une indignation inédite]. Cette colère envers le gouvernement, incarnée par des personnalités comme Ren Zhiqiang, a considérablement augmenté », avance le politologue Wu Qiang, en référence à ce magnat de l’immobilier et membre du PCC, jugé pour avoir critiqué la gestion de la crise par le président Xi Jinping… et l’avoir traité de « clown ».
Le régime reste toutefois arrimé au pouvoir, et il a renforcé son contrôle. A Pékin, les restrictions n’ont pas disparu, tant s’en faut. Pour accéder aux commerces, aux résidences de particuliers ou aux hutong (ruelles traditionnelles), les habitants doivent se faire prendre la température et montrer un code QR vert sur leur téléphone, attestant qu’ils n’ont pas croisé de personne infectée. A cette surveillance s’ajoutent les bonnes vieilles méthodes du parti : les autorités ont ainsi profité de l’épidémie pour renforcer le rôle des comités de résidents – ces bénévoles qui sont les yeux et les oreilles du parti sur le terrain. Dans le Pékin postCovid-19, ceux-ci ne sont pas près de déserter les portes des immeubles.