Le confinement, une fabrique à addictions
Après deux mois coincés chez eux, certains Français risquent de tomber durablement dans l’alcoolisme, le tabagisme ou la consommation de drogue. Un comportement difficile à soigner malgré les progrès récents.
Et si la deuxième vague n’était pas celle que l’on croit ? Et si, au lieu de se traduire par un nouvel afflux de patients atteints par le Covid-19 en réanimation, elle déferlait dans les services d’addictologie ? Les spécialistes des comportements compulsifs tirent déjà la sonnette d’alarme. « En cette période de stress, certaines personnes voient leurs comportements se dérégler », constate le Pr Amine Benyamina, chef du service de psychiatrie de l’hôpital Paul-Brousse (Villejuif). Les populations les plus fragiles, déjà exposées à des addictions (alcool, tabac, drogue…) risquent la rechute. Tandis que les personnes sans antécédent trouvent dans le confinement une justification à leur consommation excessive. « Il y a plus grave, et puis je ne peux pas être privé de tout. Donc je bois, je fume et on verra bien à la sortie », résume le scientifique. « Ce n’est pas encore de l’addiction. C’est une réponse à un contexte, précise le Pr Marc Auriacombe, chef du service addictologie du centre hospitalier Charles-Perrens (Bordeaux). Sauf qu’une fois le confinement levé, certains usages décontextualisés perdureront. Et l’on verra sans doute arriver de nouveaux patients au cours des deux à trois ans qui viennent. »
Pourquoi certains individus basculent-ils et d’autres pas ? Les scientifiques cherchent encore la réponse. « L’addiction est le fruit d’une rencontre entre un produit, une personne et un environnement », explique Amine Benyamina. Difficile, dans ces conditions, de dresser un profil type. Il y a bien des facteurs de risques généraux – traumatismes de l’enfance, antécédents familiaux, etc. –, mais les traits de caractère et la génétique jouent aussi un rôle. « On s’est aperçu, par exemple, qu’une anomalie héréditaire nommée PAK-A1 ou PAK1 – portée par 30 à 40 % de la population – augmentait le risque de développer un comportement de surconsommation de drogue, nicotine, alcool, jeu… », indique Serge Luquet, directeur de recherche au CNRS. L’étude du cerveau permet d’en savoir chaque jour un peu plus sur la façon dont l’addiction fonctionne. « Les substances addictives activent une voie de communication située entre l’aire tegmentale ventrale et le noyau accumbens. Elles génèrent un excès de dopamine, qui a ensuite un impact sur d’autres circuits contrôlant le comportement », explique le Pr Christian Luescher, spécialiste de la biologie des addictions. Dans son laboratoire situé à Genève, le chercheur commence à percer les secrets de ce remodelage subtil. « En examinant l’efficacité de la transmission de certaines synapses, nous pouvons dire si une souris est “accro ” à une drogue ou non. » Mieux : ses réactions peuvent être manipulées ! « Il est possible, de façon artificielle, de renforcer la communication entre les synapses d’un animal sain par un courant lumineux. Il devient alors compulsif. A l’inverse, si on atténue ce canal de communication chez un rongeur compulsif, il ne l’est plus », assure le scientifique.
Plus précise que la stimulation cérébrale profonde, mais aussi très invasive, cette technique fondée sur l’optogénétique ne saurait être utilisée chez l’homme. Toutefois, les recherches continuent. Et elles se tournent également, désormais, vers l’identification des gènes possiblement activés par le stress. « Puisque l’on sait quelles sont les cellules qui contrôlent le comportement, on peut les récolter, regarder leur matériel génétique et faire des comparaisons entre des animaux accros et d’autres qui ne le sont pas », explique Christian Luescher. Un espoir pour de futurs médicaments ? Sans doute, mais pas dans l’immédiat. « Les recherches sur le cerveau et la génétique ont énormément progressé. Mais pas suffisamment pour déboucher sur un traitement », précise Marc Auriacombe. Les soins les plus efficaces restent donc fondés sur l’accompagnement psychologique combiné à des médicaments. « Elles obtiennent de bons résultats, à condition de durer dans le temps et de se centrer sur le “craving”, cette envie irrépressible de consommer que les patients ne peuvent pas contrôler », assure encore le spécialiste. Avec, là aussi, de belles trouvailles : le fameux patch de nicotine, par exemple, serait plus efficient sur le long terme (quatre ou cinq ans) pour éviter une rechute que pendant une cure de désintoxication. « Les traitements connus peuvent être optimisés », ajoute Marc Auriacombe. Par ailleurs, plus de la moitié des addictions en France ne sont pas diagnostiquées. Et seuls 5 à 10 % des patients bénéficient d’un accompagnement optimal. Il est temps de gommer ces vieilles habitudes.