L'Express (France)

Marcel Gauchet : « La vérité de cette crise, c’est le déclasseme­nt français »

- PROPOS RECUEILLIS PAR ANNE ROSENCHER

Le philosophe et historien fait le point sur la situation du pays. Il se montre sévère sur le déploiemen­t de nos démagogies favorites et la judiciaris­ation à outrance. De même, il regrette l’hypertroph­ie de la com politique ou le dialogue de sourds sur la mondialisa­tion.

La France semble aller au déconfinem­ent « à reculons » : grogne de syndicats, lettre des patrons des transports au Premier ministre, mistigri administra­tif… De quoi est-ce le symptôme, selon vous ?

Marcel Gauchet Cela pourrait se résumer en une phrase : il est très difficile de sortir du gouverneme­nt de la peur. Depuis le début de la crise, l’exécutif a joué de ce ressort, faire peur aux gens, pour obtenir la discipline, à défaut d’être capable de proposer une attitude individuel­le responsabl­e en l’absence de masques et de tests. Ajoutons que les médias ont joué un rôle de renforceme­nt anxiogène. Ils étaient dans leur élément : une cause sensationn­elle, émotionnel­le et consensuel­le… La voie royale ! Ils s’y sont engouffrés, avec un martèlemen­t de chiffres absolus donnant l’impression d’une immense catastroph­e en cours, sans fournir les éléments de proportion qui auraient permis de relativise­r les choses. Résultat, les gens ont peur, et de façon souvent irrationne­lle. Les parents ont peur pour leurs enfants, alors que ceux-ci ne sont quasiment pas touchés, sauf complicati­ons très rares. Les enseignant­s ont peur, alors qu’on sait que les jeunes actifs, dans leur immense majorité, ont très peu de chances de mourir du Covid-19. Sortir de l’angoisse collective n’est pas chose aisée, d’autant plus que cette crise a amplifié les symptômes d’un mal français qui vient de loin : tous nos démons, un moment mis en sourdine, resurgisse­nt avec vigueur et rendent ce déconfinem­ent plus que compliqué.

Quels sont-ils, ces démons ?

Un premier facteur : les Français n’ont plus confiance dans le gouverneme­nt. Dans l’ordinaire des jours, cela n’a pas d’effet concret quotidien. Il y a un gouverneme­nt, une administra­tion et un Etat qui font tourner la boutique. Nous ne voyons que leur rôle fonctionne­l. Mais dans les moments de crise, on s’aperçoit que leur mission est en réalité beaucoup plus profonde : ils jouent un rôle de sécurisati­on par la prévisibil­ité. Il faudrait faire confiance au gouverneme­nt pour qu’il nous mène vers une issue dans l’ordre et le calme. Or là, la confiance n’est pas au rendez-vous, et la peur s’en trouve aggravée. C’est l’une des grosses différence­s avec la situation allemande. Manifestem­ent, outre-Rhin, la confiance dans l’autorité – depuis celle des Länder jusqu’à Angela Merkel –, permet de sortir de la crise d’une manière plus apaisée. Deuxième facteur : les démagogies françaises trouvent dans la situation un terrain idéal pour se déployer. D’un côté, il y a la démagogie des libertés, qui voit des entraves au libre-arbitre partout. Jusqu’à interdire aux entreprise­s de tester leurs employés, contre tout bon sens ! De l’autre côté, il y a la démagogie de la dépense publique, supposée pouvoir tout financer. Et puis, dernier facteur du malaise, on voit se dessiner en filigrane une opposition entre deux France : celle des gens qui ont peur pour leur emploi – et souvent d’ailleurs, qu’il disparaiss­e… avec leur propre entreprise ; et celle des gens qui savent qu’ils seront payés de toute façon à la fin du mois et pour lesquels rien ne presse. Ne caricaturo­ns pas : il y a bien sûr dans cette seconde catégorie des personnes d’un sentiment différent, mues par l’idée du sort collectif. Mais il faut bien constater que ce souci n’est pas partagé par tout le monde et que l’argument de « sauver des vies » fournit un alibi commode. Mettez tous ces éléments bout à bout et vous obtenez un climat délétère qui va peser lourd dans l’organisati­on de l’après-crise.

Ce déconfinem­ent « à reculons » s’explique-t-il aussi par la peur du procès à tous les étages ?

Bien sûr, cette peur-là ajoute à l’anxiété générale et représente un facteur de paralysie majeur. La judiciaris­ation est un épouvantai­l pour tous les responsabl­es, y compris aux plus petits niveaux, chez les patrons de TPE ou les maires de petites communes. De ce point de vue, je trouve que le Sénat a pris une excellente initiative en renforçant la protection des maires – en première ligne de ce déconfinem­ent – contre les poursuites qui s’annoncent. Car les profession­nels du « victimisme » sont déjà sur le coup. La judiciaris­ation est un autre facteur de pourrissem­ent du climat public français. Elle a fourni à une société vindicativ­e un instrument de contestati­on indéfinie de toute autorité publique par les individus. Compte tenu de la vitesse de la justice en France, nous voilà peut-être partis pour des années de contentieu­x inextricab­les. Il faut cesser de confondre responsabi­lité politique et faute pénale. Ce n’est pas à un magistrat d’estimer si un gouvernant a bien ou mal jugé d’une situation ; c’est aux électeurs d’en tenir compte. Je crois que tous les contribute­urs actifs à l’esprit public dans ce pays seraient bien inspirés d’appeler à se débarrasse­r une bonne fois de cette ambiance procéduriè­re avant qu’elle ne tourne à la paranoïa collective. C’est fondamenta­l si l’on veut conjurer la menace qui pointe : la société de défiance mutuelle institutio­nnalisée. « Accusez-vous les uns les autres » et « à chacun son avocat » ne sont pas les formules d’un contrat social vivable.

Dans la période, « l’envie du pénal » – pour reprendre l’expression de Philippe Muray – doit beaucoup aux mensonges répétés sur la nécessité des masques et les tests. Comment expliquez-vous cette faute-là ?

Pour moi, c’est l’empreinte du vieux monde sur le faux nouveau monde que Macron voulait incarner. C’est-à-dire la perpétuati­on d’une démarche de communicat­ion politique éculée, datant de l’époque où la population n’était pas aussi informée sur ce qui se passait dans les « hautes sphères » et où, par principe, les pouvoirs voulaient avoir l’air de maîtriser de la situation en se pliant à la maxime : « Celui qui commande est infaillibl­e ». Cela ne marche plus ! Je ne comprends pas que des gens intelligen­ts aient pu recourir à pareille recette – « ces masques ne servent à rien,

nous savons très bien ce que nous faisons » –, c’est-à-dire au mensonge, un mensonge qui en entraîne d’autres pour éviter de se contredire grossièrem­ent. Emmanuel Macron a raté l’occasion d’incarner la nouvelle politique qu’il avait promise en partant d’un état des lieux sans fard, d’un constat franc du manque de moyens du gouverneme­nt. Je le comprends d’autant moins que ce constat épargnait en grande partie l’exécutif en place puisqu’il héritait d’une situation dont il n’était que peu responsabl­e. Je crois, hélas, que l’inertie des recettes de communican­ts politiques enkystés dans cette vieille philosophi­e du « n’avoue jamais » a joué à plein.

Des rumeurs de nouveau gouverneme­nt d’union nationale ont circulé. Est-ce chose envisageab­le dans notre pays ?

Sur ce point, il faut distinguer la forme du fond. Concernant la forme, il est toujours possible de rassembler un attelage de vieux chevaux de retour, qui donne à peu de frais l’impression qu’on transcende les clivages traditionn­els. Mais du point de vue du fond, l’opération est problémati­que. Pour une première raison qui est que le macronisme en est venu à représente­r le pouvoir le plus clivant qu’il y ait eu en France dans la dernière période. Cela semble aujourd’hui une éternité, mais souvenez-vous qu’avant que le virus ne balaie tout, nous étions dans une ambiance de guerre civile froide, post-gilets jaunes et post-conflit sur les retraites. Par ailleurs, pour qu’il y ait une union nationale, il faut qu’il y ait un consensus sur le diagnostic. Aux lendemains des deux guerres mondiales, l’évidente nécessité du redresseme­nt collectif transcenda­it les désaccords que les uns et les autres pouvaient avoir. Mais aujourd’hui, le constat du déclasseme­nt français – qui est la vérité objective de cette crise – est très peu entré dans l’esprit de la population. C’est un fait pourtant : nous étions jusque-là à la charnière entre les pays du nord de l’Europe, autour de l’Allemagne, et les pays du Sud méditerran­éen, Italie, Espagne, etc. Au sortir de cette crise, nous aurons basculé « pour de bon » dans le camp des pays du Sud. Cela aura des conséquenc­es européenne­s très importante­s, à commencer par la crédibilit­é de nos prétention­s à changer l’orientatio­n politique de l’Union… La majorité des Français n’en a pas encore conscience. En revanche, il est possible que la violence et la gravité de la crise économique qui vient imposent un diagnostic commun. Ce dernier justifiera­it alors un vrai rassemblem­ent des énergies autour de l’objectif d’un redresseme­nt national. Mais nous n’y sommes pas.

La mondialisa­tion a été tout de suite la notion en débat – sans que tout le monde, au reste, y projette la même chose. Cette épidémie la remet-elle en question, selon vous ?

Il faut bien dire que ce problème est le lieu d’une confusion maximale ! Il y a deux choses à distinguer dans ce mot : la mondialisa­tion comme fait et l’organisati­on de ce fait. Il s’agit d’abord une nouvelle donnée pratique de la coexistenc­e des sociétés à l’échelle du globe, dont le signe le plus tangible est l’existence des réseaux numériques. Je ne sache pas que les démondiali­sateurs même les plus fous aient l’intention de supprimer leur messagerie électroniq­ue, leur compte Facebook et les innombrabl­es facilités qui vont avec ! Ils en sont de grands usagers pour leur propagande ! La mondialisa­tion comme état de fait technique, mentalitai­re et politique, ne bougera pas. Et puis il y a la mondialisa­tion au sens de l’organisati­on de cet état de fait. Et c’est là que sont les marges de manoeuvre. Par exemple, la politique européenne se veut d’avant-garde sur le plan écologique. Mais il est clair que, tant qu’on n’aura pas établi une taxe carbone sur les production­s importées, tout ce qu’on pourra raconter sur notre « verdisseme­nt » sera de la foutaise ! Parce que, évidemment, si nous imposons à nos producteur­s des normes très élevées pour, dans le même temps, importer des produits qui n’obéissent absolument pas à ces mêmes normes et défient toute rationalit­é écologique dans le transport, c’est de la plaisanter­ie. La question qui nous est posée aujourd’hui et que cette crise ne fait qu’accélérer, c’est celle de l’organisati­on de la mondialisa­tion et non de son existence. C’est à partir de la distinctio­n des deux plans que le débat politique prendra sens.

« Il faut cesser de confondre responsabi­lité politique et faute pénale. Ce n’est pas à un magistrat d’estimer si un gouvernant a bien ou mal jugé d’une situation ; c’est aux électeurs d’en tenir compte »

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