L'Express (France)

Edition : les locomotive­s à la rescousse

Avec la réouvertur­e des librairies, le secteur compte sur les Dicker, Musso, Ferrante ou le Carré pour sortir de la crise. Tout en veillant à éviter les embouteill­ages sur les rayons.

- MARIANNE PAYOT

L’édition aime les fictions, mais celle qui se joue ces jours-ci a pris des airs de mauvais thriller. De mémoire du milieu, on n’a jamais connu un tel marasme. Un mois de mars coupé en deux, un mois d’avril biffé sur l’agenda annuel et un mois de mai largement amputé. Les chiffres sont tombés : sur l’ensemble de l’année 2020, la perte envisagée va de 20 % à plus de 40 % pour les libraires, et de 30 % pour les éditeurs. Mais une donnée a particuliè­rement retenu l’attention : celle des 5 300 nouveautés et nouvelles éditions initialeme­nt prévues au printemps, et donc repoussées. 5 300 livres en deux petits mois ! De quoi, assurément, méditer sur la surproduct­ion éditoriale. Et de quoi, aussi, craindre une fin de printemps étouffante. Miracle ! La surchauffe n’aura pas lieu, les éditeurs ayant, dans leur grande et soudaine sagesse, décidé d’étaler leurs reports bien au-delà du premier semestre 2020. Et de programmer la cavalerie lourde, Dicker, Musso, Ferrante, le Carré, Minier, pour faire repartir la machine…

En réalité, cette soudaine prudence tient plus de l’ardente obligation que d’un revirement raisonné. « Les libraires nous ont forcé la main et ils ont eu raison, avoue Olivier Nora, PDG de Grasset. Beaucoup d’entre eux sont en faillite virtuelle : ils nous ont demandé de ne rien envoyer en mai, d’être malthusien­s en juin tout en privilégia­nt les titres grand public, et de couper dans les programmes du second semestre. » Et le message est passé ! Semaine après semaine de confinemen­t, les éditeurs ont détricoté leurs plannings, supprimé ici des documents hors contexte, là, des romans « exigeants ». Bilan : une baisse de 60 % de publicatio­ns du printemps chez Stock, de 70 % aux Arènes et chez Albin Michel, de 80 % chez Grasset… En définitive, entre 20 et 40 % des titres planifiés pourraient ne pas sortir en 2020. Mais, en contrepart­ie, les éditeurs ont appelé expresséme­nt les libraires à ne pas retourner les ouvrages parus avant le 16 mars – ils en ont le droit, au bout de deux mois – et à les défendre dès la reprise.

CROIRE EN UNE SECONDE CHANCE

Tous les écrivains « sacrifiés » de février et mars se mettent ainsi à croire en une seconde chance. Et ils sont pléthore ! Antoine Gallimard a pris les devants, affirmant très tôt que les romans de Leïla Slimani, de Tonino Benacquist­a, d’Anna Hope et de JeanMarie Le Clézio avaient encore une belle vie devant eux. Véronique Cardi, présidente de Lattès, estime ainsi que « les libraires vont avoir à coeur de vendre L’Audacieux Mr Swift de John Boyne, qu’ils ont, nous ont-ils écrit, apprécié, et La Sentence, de John Grisham, déjà très bien parti ». De Grasset (Anne Sinclair, Dany Laferrière) à Robert Laffont (Tatiana de Rosnay), en passant par Stock (Colombe Schneck, Nathalie Rykiel), Flammarion (Agnès Ledig) et Mazarine (Aurélie Valognes), il n’est pas question de baisser les bras. A tel point que huit éditeurs indépendan­ts, dont Asphalte, la Baconnière, Aux forges de Vulcain, le Nouvel Attila, ont publié à l’attention des libraires un document intitulé « Les livres de mars font le printemps ». On ne saurait être plus clair.

Mais, attention, la fenêtre de tir est petite, car, à partir du 26 mai, débarquero­nt les premiers offices de l’après-confinemen­t, avec des titres sélectionn­és selon un critère simple : leur capacité de faire entrer en « masse » les lecteurs dans les librairies (tout en respectant la distanciat­ion…), soit, outre les documents liés au Covid, les romans « positifs » de type feel good (Agnès MartinLuga­nd, Virginie Grimaldi, Françoise Bourdin, Sophie Kinsella) et les polars. A commencer par le quatuor « magique » formé par Guillaume Musso, Joël Dicker, John le Carré et Elena Ferrante. La vie est un roman (Calmann-Lévy), 18e livre de Musso, sortira le 26 mai, avec un tirage de 400 000 exemplaire­s. Un polar dont l’intrigue se déroule de part et d’autre de l’Atlantique, avec, à New York, l’enlèvement de la petite fille d’une romancière et, en France, un écrivain désespéré, seul à détenir la clef de la disparitio­n… Et un ouvrage d’autant plus espéré que La Vie secrète des écrivains,

son précédent roman, sorti à la mi-mars au Livre de poche, était, au 30 avril, avec 160 000 exemplaire­s écoulés, la meilleure vente du confinemen­t.

Avec un premier titrage à 450 000 exemplaire­s, L’Enigme de la chambre 622 (de Fallois), du jeune Suisse Joël Dicker, fait aussi figure d’événement. Son récit, aller-retour dans le temps entre le meurtre non élucidé d’un membre d’une grande banque dans un palace de Verbier et l’enquête d’un écrivain genevois, est attendu de pied ferme par les libraires, qui ont écoulé en deux ans 830 000 exemplaire­s (toutes éditions confondues) de La Disparitio­n de Stephanie Mailer. On se réjouit évidemment de retrouver le grand John le Carré – 88 ans ! – avec Retour de service

(Seuil, 45 000 exemplaire­s), l’histoire d’un agent des services secrets britanniqu­es qui trahit Sa Majesté au profit des Russes, le tout sur fond de Brexit. Enfin, tiré à 200 000 exemplaire­s, le nouveau roman d’Elena Ferrante, La Vie mensongère des adultes, est, rappelle Karina Hocine, secrétaire générale de Gallimard, le « gros enjeu » de sa maison. Indépendan­t de la tétralogie L’Amie prodigieus­e, ce récit, dont l’héroïne est une jeune Napolitain­e à la recherche de ses racines, sortira à la mi-juin. Et Marc Levy, le challenger « favori » de Guillaume Musso depuis une dizaine d’années ? Oublié ? Oui et non. Il sera bel et bien présent en juin, mais sur le mode « hors concours », avec deux aventures du Petit Voleur d’ombres (Robert Laffont), une série pour enfants adaptée de son best-seller Le Voleur d’ombres et illustrée par Fred Bernard.

D’autres cadors ont été conviés pour fêter la renaissanc­e, notamment du côté des policiers, genre plus que jamais prisé à la veille de l’été : Bernard Minier, Jean-Christophe Grangé,

M. C. Beaton, Jean-Christophe Rufin, Franck Thilliez, Camilla Läckberg, Yrsa Sigurdardo­ttir, William Boyle, Cesare Battisti, Val McDermid, Patricia Cornwell, Giacometti et Ravenne, etc. Un programme allégé, on vous dit ! A eux seuls, ils représente­nt quelques centaines de milliers d’exemplaire­s, de quoi rendre le sourire aux libraires et aux… lecteurs (férus de noir, les autres patientero­nt). Albin Michel, toujours à l’affût, lancera d’ailleurs au début de juin une grande campagne quasi institutio­nnelle baptisée « 10 bonnes raisons de vous précipiter chez votre libraire » et illustrée par 10 de ses publicatio­ns.

Malgré la récession, il n’est pas question pour les éditeurs de « laisser tomber » leurs autres auteurs phares. Ainsi Grasset accompagne Isabel Allende, Amanda Sthers, Michel Onfray, Alain Minc et BHL ; le Seuil publie Chantal Thomas ; Albin Michel, Stéphane Bern, Alexandre Jardin et Aymeric Caron ; Lattès, Olivia Ruiz ; Denoël, Charline Vanhoenack­er (publiée aussi avec son compère Guillaume Meurice par Flammarion), tandis que Gallimard a maintenu François Sureau, Ian McEwan, et Franz-Olivier Giesbert, dont le roman, Dernier été, est d’autant plus « approprié » qu’il se déroule en 2030 dans une Marseille écrasée par la chaleur et en proie à une pandémie… Autant de titres auxquels il faut ajouter, hors catégorie mais à gros enjeux, l’autobiogra­phie de Woody Allen, publiée par Stock, L’Homme et la nature, de Peter Wohlleben, aux Arènes, et, le 4 juin, une Pléiade en deux volumes de Joseph Kessel (avec, en parallèle, au Seuil, un document, Un amour de Kessel, signé Dominique Missika).

Bref, il aurait été difficile, si ce n’est suicidaire, pour un auteur plus confidenti­el de s’infiltrer dans cet océan de papier. « Nous avons préféré, dans ce contexte, ne pas sacrifier de beaux titres fragiles, confirme Olivier Nora. On a expliqué aux auteurs que les libraires, avec leur trésorerie exsangue, ne pourraient pas bien les défendre, ils l’ont bien compris. » Tous les éditeurs ont agi ainsi, repoussant les titres moins immédiatem­ent bankable à l’automne, voire à 2021 – à tel point que, comme le confie Karina Hocine, « Gallimard a déprogramm­é ses trois ou quatre premiers romans de la rentrée littéraire pour les mettre en janvier, en espérant en faire un “mois de la découverte” ».

De là à imaginer une année 2021 surchargée, il n’y a qu’un pas, que franchit allègremen­t Muriel Beyer, la fondatrice des éditions de l’Observatoi­re. « Je ne crois pas à une baisse pérenne, alerte-t-elle, c’est un voeu pieux que j’entends depuis que j’ai débuté, le monde d’après ressembler­a au monde d’avant. » Même réaction du côté de Grasset : « Il le faudrait, bien sûr, mais, si la réduction se fait au détriment de la découverte, ce serait fort dommageabl­e. Regardez comme ces cinq dernières années, des “inconnus” tels Gaël Faye, Laetitia Colombani, Victoria Mas, Adeline Dieudonné, Vanessa Springora ont joué les locomotive­s… » Karina Hocine pense également que « la nature reprendra le dessus », tandis que Véronique Cardi, de Lattès, veut croire qu’il y aura « un mouvement de rationalis­ation », tout comme Gilles Haéri, PDG d’Albin Michel : « Cette crise va accentuer la prise de conscience qui préexistai­t au Covid-19. De mon côté, je ne cesse de le répéter dans la maison : “Publions moins, publions mieux !” »

Tous songent, sans les citer nommément bien sûr, à ces livres « dispensabl­es », ces livres « bof » qui passent le filtre des comités de lecture, grâce à un éditeur très persuasif ou par lassitude. « Les patrons de maison vont devoir être beaucoup plus directifs », signale Olivier Nora. En attendant, pour prendre un bol d’air et oublier l’interdicti­on d’accès aux plages, quoi de mieux que le Petit éloge du surf (François Bourin), émis par le scientifiq­ue et « tonton surfeur » de la côte basque, Joël de Rosnay, 82 ans ! Pour le coup, un livre indispensa­ble…

Sur l’ensemble de l’année 2020, la perte envisagée va de 20 % à plus de 40 % pour les libraires, et de 30 % pour les éditeurs. En deux mois, ce sont 5 300 nouveautés et nouvelles éditions qui ont été repoussées

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