Réapprendre à nous mouvoir, par Abnousse Shalmani
Le corps étant devenu un danger pour l’Autre, il faut éviter que la distanciation ne vire à la rupture sociale.
Q «u’est ce qui se passe dans la tête d’un couple de joggeurs qui jugent manifestement parfaitement acceptable de passer à quelques centimètres d’un vieil homme ? Qu’ont à l’esprit un groupe de marathoniens quand ils disséminent leurs gouttelettes de salive et leur sueur dans l’atmosphère ?
Soit on assiste à l’apparition d’une nouvelle race de gens se croyant tout permis, soit les gens montrent à quel point ils sont oublieux de leurs corps dans l’espace », interroge Gia Kourlas, spécialiste de la danse, dans les colonnes du New York Times. Notre corps étant dorénavant un danger pour autrui, nous devons réapprendre à nous mouvoir dans l’espace public. Au risque de voir dans l’Autre un ennemi.
Entre méfiance et morosité
Dans le dernier baromètre de la confiance politique OpinionWay/Sciences po-Cevipof d’avril 2020, on découvre des Français méfiants et moroses. Quand 17 % d’entre eux se disent sereins du bout des lèvres, 35 % des Allemands et 39 % des Britanniques le proclament joyeusement. Les Français affirment à 57 % que « la plupart des gens cherchent à tirer profit les uns des autres », contre 42 % des Allemands et
39 % des Anglais. Les Français n’ont plus confiance, ni en eux-mêmes, ni dans les autres, et encore moins dans leurs représentants. Nos corps post-confinement porteront les stigmates des peurs qui nous agitent. Il nous faudra alors éviter que la distanciation ne vire à la rupture sociale.
La dernière fois que la question de l’espace public a soulevé des passions, c’était à la suite de l’incongru « élargissement des rues », proposé par des néoféministes déconnectées pour lutter contre le harcèlement sur la voie publique. S’ensuivit un délire collectif qui tendait à représenter la rue comme une jungle pour les femmes, tout en sachant que la très grande majorité des violences à leur encontre ont lieu à l’intérieur du foyer. Pourtant, l’espace public, dont elles ont été exclues historiquement, évoque leur émancipation et leurs droits. Qui se souvient encore que les femmes, au début du xxe siècle, n’avaient pas le droit de s’asseoir dans les cafés sans être accompagnées, de fréquenter certains musées, de voyager seules ou de fumer en public ? Le Dr Pelletier, Rachilde, Georges Sand et Rosa Bonheur se travestissaient dans le but de fouler librement le bitume… L’absurde discours néoféministe combiné aux gestes barrière risque de limiter davantage l’accès des femmes à l’espace public et de réduire leurs corps à des ombres. La rupture entre les sexes risque alors de se creuser davantage, nous enfonçant dans le Moyen Age des droits des femmes.
En sécurité et pourtant vulnérables
Le temps que les cafés, restaurants, musées, cinémas, jardins rouvrent, l’espace public sera réduit à n’être qu’un passage entre deux confinements. Le cercle social va se restreindre à l’intime ; nous serons recroquevillés sur nous-mêmes, nos proches, nos idées, en sécurité et pourtant vulnérables. Car, si nous ne prenons pas garde, nos vies réelles risquent de se superposer à nos existences numériques, où nous excluons ceux dont les idées divergent, dont la couleur gêne, dont la singularité dérange nos certitudes. Peut-on encore faire société quand il n’existe plus que des tribus ? Je me souviens encore du 14 novembre 2015 lorsque, sous le choc des attentats, nous avions investi les terrasses. Confusément, nous sentions que ce qu’abhorraient les islamistes était notre manière de vivre : la légèreté et la sensualité propres à Paris, ainsi que le métissage triomphant des terrasses du XIe arrondissement. Paris est une fête, constatait Hemingway dans son dernier récit. Paris est une fête quand il accueille tous les espoirs et toutes les amours, toutes les façons de dire le bonheur sans le sou, et qu’il rassemble, dans ses cafés et sur ses terrasses, tous les antagonismes en un éclat de rire.
Un ami et non un ennemi
Enfant, à Téhéran, je devais porter le foulard réglementaire et la tenue qui allait avec, effaçant mon corps et ma particularité, dans le but de ne pas provoquer la concupiscence masculine – visiblement capable de s’activer à la vue des cheveux d’une petite fille de 6 ans. L’exil à Paris m’a offert la libération et la fierté de mon corps de femme exposé sans crainte dans l’espace public. Quand j’ai dû porter un masque – ce qui est indispensable –, j’ai ressenti des sentiments oubliés depuis trente-cinq ans : l’étouffement et l’isolement. Si nous voulons de nouveau faire corps et retrouver le sens de notre citoyenneté, malgré nos saines divergences, il faut de nouveau être capable de voir dans l’Autre non un ennemi, mais un ami que nous ne connaissons pas encore.