L'Express (France)

Espagne Affluence à la soupe populaire

La précarité croissante incite le gouverneme­nt à créer un revenu minimum national.

- MATHIEU DE TAILLAC (MADRID)

Ils sont arrivés une demi-heure avant l’ouverture. Dans la file d’attente, José Antonio, la quarantain­e, se moque gentiment de Mariano, 76 ans, qui porte son masque au-dessous du nez. Les deux hommes se sont liés d’amitié à force de se croiser calle del Porvenir, dans un quartier tranquille de l’est de Madrid. Le plus âgé fréquente depuis plusieurs années La Huerta de la Esquina, un restaurant qui se transforme le soir en soupe populaire (à emporter). Le plus jeune, qui ne trouve plus d’emploi de vigile, est devenu un habitué. « A partir du printemps, je comptais beaucoup sur les festivals de musique, raconte José Antonio. La plupart du temps, j’ai des CDD, donc je n’ai pas droit au chômage partiel. »

Le coronaviru­s a fait exploser les demandes d’aide alimentair­e en Espagne. « Avant le Covid-19, nous fournissio­ns de la nourriture surtout aux SDF, mais aujourd’hui des pères et mères de famille viennent nous voir, précise Lourdes, bénévole à Mensajeros de la Paz, l’associatio­n qui organise la distributi­on. Nous sommes passés de 50 couverts à 80 paniers repas quotidiens. » D’autres ONG confirment cette tendance : ces dernières semaines, 70 000 familles sont venues s’ajouter aux 200 000 auxquelles la CroixRouge espagnole procure des repas durant une année normale. A Caritas – dont la branche française est le Secours catholique –, le nombre d’appels mensuels a triplé. La pandémie a, comme ailleurs, paralysé les commerces et fait s’envoler le chômage. Mais le choc a été d’autant plus violent que, douze ans après la crise financière de 2008, les Espagnols sont encore affaiblis. « Les familles qui n’avaient pu se constituer un peu d’épargne ou qui n’avaient pas de poste stable étaient encore très fragiles, explique Emiliana Vicente, présidente du Conseil général du travail social. En 2018, 26 % de la population se situait en dessous du seuil de pauvreté ou souffrait de privations matérielle­s. »

La solidarité familiale et le travail au noir ont longtemps permis de résister à la crise économique. Ces amortisseu­rs sont moins présents. « Les familles comptaient beaucoup sur les personnes âgées. Mais elles ont perdu du pouvoir d’achat, car les retraites ont été gelées, fait valoir Juan Carlos Llana, chercheur à l’ONG European Anti Poverty Network. Quant à ceux qui vivotaient dans l’économie informelle, représenta­nt de 15 à 25 % du PIB espagnol, l’un des niveaux les plus élevés d’Europe, ils sont souvent bloqués, sans pouvoir prétendre aux prestation­s chômage. » Emiliana Vicente, représenta­nte des assistante­s sociales, juge la dégradatio­n « beaucoup plus rapide qu’il y a dix ans ». En vingt et un jours entre mars et avril, l’Espagne a perdu 900 000 emplois : il fallut cent deux jours pour en détruire autant entre septembre 2008 et mars 2009. La situation est si préoccupan­te que l’exécutif espagnol, dirigé par le socialiste Pedro Sanchez, vient d’adopter une mesure qu’aucun gouverneme­nt central n’avait dégainée en quarante-deux ans de démocratie : un « revenu minimum vital ». Une sorte de RSA national, dont le montant devrait osciller entre 462 euros pour une personne seule et 1 015 euros pour une famille. Il concernera 850 000 foyers. Pour l’heure, le montant de ces aides dépend des régions. L’extrême droite stigmatise de « l’argent de poche », assimilé à de l’assistanat. Mais pour les ONG, c’est un soulagemen­t.

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