L'Express (France)

Hydroxychl­oroquine et Covid-19 : un emballemen­t toxique

- STÉPHANIE BENZ

La foi dans les vertus du « protocole Raoult » a compliqué son évaluation. Des études commencent toutefois à être publiées. Elles en pointent l’inefficaci­té et les risques. Retour sur trois mois de polémiques.

Non seulement l’hydroxychl­oroquine n’apporte aucun bénéfice aux malades du Covid-19, mais elle pourrait même leur être néfaste. Voilà la conclusion d’une étude parue dans la revue scientifiq­ue The Lancet, le 22 mai. Le ministre de la Santé Olivier Véran a aussitôt demandé au Haut Conseil de la santé publique de réviser les règles de prescripti­on de ce traitement, jusqu’ici autorisé en France dans le cadre d’essais cliniques et pour les patients gravement atteints et hospitalis­és. De son côté, l’OMS a annoncé suspendre temporaire­ment l’essai clinique mené sous son égide avec cette molécule. Cela suffira-t-il à éteindre la polémique qui dure depuis des mois, alors même que l’intérêt de ce remède promu par le Marseillai­s Didier Raoult n’a en réalité jamais été formelleme­nt démontré ? Pas sûr, tant les partisans du désormais célèbre professeur se déchaînent, sur les réseaux sociaux et dans les médias.

Petit retour en arrière. En février, le Pr Didier Raoult annonce sur Twitter la fin de l’épidémie. Un traitement contre le

nouveau coronaviru­s aurait été trouvé : la chloroquin­e, un vieil antipaludé­en. « L’excellente nouvelle est qu’il s’agit probableme­nt de l’infection respiratoi­re la plus facile à traiter », se réjouit alors le chercheur marseillai­s. La « découverte » repose en réalité sur une communicat­ion chinoise peu étayée, et suscite un grand scepticism­e dans la communauté scientifiq­ue. Qu’importe : le directeur de l’IHU Méditerran­ée Infection tient la solution contre l’épidémie, et il entend le prouver.

Plutôt que de recourir à la chloroquin­e, il oriente ses recherches vers l’hydroxychl­oroquine, un dérivé moins toxique, combiné à un antibiotiq­ue courant, l’azithromyc­ine. Avec des arguments : in vitro, sur des cellules animales, l’hydroxychl­oroquine freine la réplicatio­n du virus. Elle a aussi un effet anti-inflammato­ire, alors que l’inflammati­on excessive est en cause dans l’aggravatio­n de certains malades. Le Pr Raoult lui-même connaît bien cette molécule, pour l’avoir testée avec succès contre la fièvre Q et la maladie de Whipple.

Problème : les travaux réalisés à l’IHU n’apportent pas de résultats probants. La première étude, sur 36 patients, comporte plusieurs limitation­s et biais. La deuxième, sur 80 patients, n’avait pas de bras comparateu­r. Pas plus que la troisième, un suivi de 1 061 patients traités, pour la plupart sans symptômes graves. « Ces études n’étaient pas comparativ­es, car je ne vais pas passer ma vie à contrôler ce que j’ai fait », explique le chercheur à L’Express. Sauf qu’il est difficile, dans ces conditions, de conclure à l’efficacité du traitement. Pour autant, Didier Raoult est convaincu, et convaincan­t. En pleine crise pandémique, l’hydroxychl­oroquine représente un espoir auquel beaucoup se raccrochen­t. Le débat scientifiq­ue enfle, les patients en redemanden­t, des Etats le recommande­nt, et plus d’une centaine d’équipes un peu partout dans le monde lancent des recherches.

« La démarche a été faite à l’envers, regrette Mathieu Molimard, chef du service de pharmacolo­gie du centre hospitalo-universita­ire de Bordeaux. Il aurait fallu faire des études rigoureuse­s avant d’afficher des certitudes. » Depuis quelques semaines, toutefois, des résultats tombent – pour la plupart peu encouragea­nts. « Des travaux, encore en prépublica­tion, ont montré que l’hydroxychl­oroquine n’avait pas d’effet in vitro sur l’activité du virus sur des cellules humaines, ni chez l’animal. Dans ce cas, en temps normal, la messe serait dite, on s’arrêterait là », assure le pharmacolo­gue.

Trois études observatio­nnelles ont été publiées ces dernières semaines, dans le New England Journal of Medecine (NEJM), le Journal of the American Medical Associatio­n (Jama) et le British Medical Journal (BMJ). Des revues prestigieu­ses, avec des comités de lecture exigeants, gage de leur sérieux. Elles ont comparé a posteriori le devenir de patients traités avec celui de patients non traités. Toutes arrivent à la même conclusion : pas de différence, avec ou sans hydroxychl­oroquine. L’étude du Lancet – la plus vaste conduite à ce jour – vient conforter ces résultats. Ces travaux ne constituen­t toutefois pas encore un niveau de preuve suffisant pour conclure. Les études observatio­nnelles faites a posteriori peuvent en effet comporter des biais, malgré la rigueur des correction­s statistiqu­es qui leur sont apportées. « Ils laissent ouverte la possibilit­é que ces produits présentent une efficacité modeste, sans exclure un effet négatif », soulignait un éditorial du NEJM,regrettant que, dans ces conditions, ce traitement ait été appliqué à des milliers de patients.

Le Pr Raoult (interrogé par L’Express avant la parution du Lancet) écarte ces résultats d’un revers de la main, jugeant qu’ils ont été « bidouillés ». Sur son compte Twitter, il ne manque pas de les critiquer, tout en y applaudiss­ant les travaux concluant à un bénéfice du traitement. Des travaux pour la plupart en prépublica­tion, c’est-à-dire non revus par des pairs, et de niveau de preuve « très faible », selon des chercheurs des hôpitaux universita­ires de Genève, qui ont analysé toutes les études parues sur le sujet. Toujours sur Twitter, le Pr Raoult avait aussi qualifié de « bon travail » une analyse rétrospect­ive menée à l’hôpital de Garches par l’équipe du Pr Christian Perronne. Las… Après l’avoir communiqué­e en prépublica­tion, ses auteurs ont décidé de la retirer provisoire­ment, « pour procéder à une analyse de résultats plus poussée, de façon à ne pas être contestés », indique un des chercheurs.

« Pour sortir de ce débat, des essais cliniques contrôlés et randomisés sont nécessaire­s. Il s’agit du seul moyen d’avoir des données fiables », tranche le Pr Gilles Bouvenot, membre de l’Académie de médecine et ancien président de la commission de la transparen­ce de la Haute Autorité de santé. Dans ce cas, en effet, des patients de profils similaires sont affectés au hasard à un groupe bénéfician­t du traitement ou à un groupe prenant un placebo. Une première étude de ce type, publiée par le BMJ,donne des résultats défavorabl­es à l’hydroxychl­oroquine. Elle est toutefois de petite taille (150 patients sur les 360 prévus), et porte uniquement sur le délai de disparitio­n du virus chez des patients peu sévères. D’autres études à plus large échelle ont été lancées, en France notamment : l’essai Discovery, porté par l’Inserm, puis une étude à Angers et une autre à Montpellie­r. Mais l’engouement pour l’hydroxychl­oroquine a, dans un premier temps, compliqué l’inclusion des malades dans ces tests, ceux-ci refusant les placebos ou d’autres traitement­s. Et, à présent, ils ne sont plus assez nombreux… Pour en savoir plus, il faudra sans doute attendre les résultats d’essais étrangers, comme celui lancé par les instituts nationaux de santé américains.

En attendant, le risque est bien là, comme le montre l’étude du Lancet. Le centre régional de pharmacovi­gilance (CRPV) de Nice, qui centralise tous les effets indésirabl­es cardiaques des médicament­s utilisés contre le Covid-19, l’avait déjà noté. Du 27 mars au 19 mai, 151 notificati­ons ont été recensées en lien avec l’hydroxychl­oroquine, contre… 92 de 1985 à 2019. « Cela représente de 0,6 à 1,9 % des patients, ce qui le classe comme un risque fréquent », constate le Pr Milou-Daniel Drici, pharmacolo­gue au CHU de Nice, responsabl­e du CRPV, et coauteur d’une étude sur le sujet. La forte hausse des prescripti­ons expliquera­it l’augmentati­on des notificati­ons, mais seulement en partie : « L’hydroxychl­oroquine peut parfois entraîner des troubles du rythme cardiaque, et cet effet pourrait être amplifié par le Covid-19 », estime le Pr Mathieu Molimard. Faudra-t-il, un jour, compter les morts causés par l’emballemen­t excessif autour de ce traitement ?

Toutes arrivent à la même conclusion : pas de différence, avec ou sans hydroxychl­oroquine

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