Hydroxychloroquine et Covid-19 : un emballement toxique
La foi dans les vertus du « protocole Raoult » a compliqué son évaluation. Des études commencent toutefois à être publiées. Elles en pointent l’inefficacité et les risques. Retour sur trois mois de polémiques.
Non seulement l’hydroxychloroquine n’apporte aucun bénéfice aux malades du Covid-19, mais elle pourrait même leur être néfaste. Voilà la conclusion d’une étude parue dans la revue scientifique The Lancet, le 22 mai. Le ministre de la Santé Olivier Véran a aussitôt demandé au Haut Conseil de la santé publique de réviser les règles de prescription de ce traitement, jusqu’ici autorisé en France dans le cadre d’essais cliniques et pour les patients gravement atteints et hospitalisés. De son côté, l’OMS a annoncé suspendre temporairement l’essai clinique mené sous son égide avec cette molécule. Cela suffira-t-il à éteindre la polémique qui dure depuis des mois, alors même que l’intérêt de ce remède promu par le Marseillais Didier Raoult n’a en réalité jamais été formellement démontré ? Pas sûr, tant les partisans du désormais célèbre professeur se déchaînent, sur les réseaux sociaux et dans les médias.
Petit retour en arrière. En février, le Pr Didier Raoult annonce sur Twitter la fin de l’épidémie. Un traitement contre le
nouveau coronavirus aurait été trouvé : la chloroquine, un vieil antipaludéen. « L’excellente nouvelle est qu’il s’agit probablement de l’infection respiratoire la plus facile à traiter », se réjouit alors le chercheur marseillais. La « découverte » repose en réalité sur une communication chinoise peu étayée, et suscite un grand scepticisme dans la communauté scientifique. Qu’importe : le directeur de l’IHU Méditerranée Infection tient la solution contre l’épidémie, et il entend le prouver.
Plutôt que de recourir à la chloroquine, il oriente ses recherches vers l’hydroxychloroquine, un dérivé moins toxique, combiné à un antibiotique courant, l’azithromycine. Avec des arguments : in vitro, sur des cellules animales, l’hydroxychloroquine freine la réplication du virus. Elle a aussi un effet anti-inflammatoire, alors que l’inflammation excessive est en cause dans l’aggravation de certains malades. Le Pr Raoult lui-même connaît bien cette molécule, pour l’avoir testée avec succès contre la fièvre Q et la maladie de Whipple.
Problème : les travaux réalisés à l’IHU n’apportent pas de résultats probants. La première étude, sur 36 patients, comporte plusieurs limitations et biais. La deuxième, sur 80 patients, n’avait pas de bras comparateur. Pas plus que la troisième, un suivi de 1 061 patients traités, pour la plupart sans symptômes graves. « Ces études n’étaient pas comparatives, car je ne vais pas passer ma vie à contrôler ce que j’ai fait », explique le chercheur à L’Express. Sauf qu’il est difficile, dans ces conditions, de conclure à l’efficacité du traitement. Pour autant, Didier Raoult est convaincu, et convaincant. En pleine crise pandémique, l’hydroxychloroquine représente un espoir auquel beaucoup se raccrochent. Le débat scientifique enfle, les patients en redemandent, des Etats le recommandent, et plus d’une centaine d’équipes un peu partout dans le monde lancent des recherches.
« La démarche a été faite à l’envers, regrette Mathieu Molimard, chef du service de pharmacologie du centre hospitalo-universitaire de Bordeaux. Il aurait fallu faire des études rigoureuses avant d’afficher des certitudes. » Depuis quelques semaines, toutefois, des résultats tombent – pour la plupart peu encourageants. « Des travaux, encore en prépublication, ont montré que l’hydroxychloroquine n’avait pas d’effet in vitro sur l’activité du virus sur des cellules humaines, ni chez l’animal. Dans ce cas, en temps normal, la messe serait dite, on s’arrêterait là », assure le pharmacologue.
Trois études observationnelles ont été publiées ces dernières semaines, dans le New England Journal of Medecine (NEJM), le Journal of the American Medical Association (Jama) et le British Medical Journal (BMJ). Des revues prestigieuses, avec des comités de lecture exigeants, gage de leur sérieux. Elles ont comparé a posteriori le devenir de patients traités avec celui de patients non traités. Toutes arrivent à la même conclusion : pas de différence, avec ou sans hydroxychloroquine. L’étude du Lancet – la plus vaste conduite à ce jour – vient conforter ces résultats. Ces travaux ne constituent toutefois pas encore un niveau de preuve suffisant pour conclure. Les études observationnelles faites a posteriori peuvent en effet comporter des biais, malgré la rigueur des corrections statistiques qui leur sont apportées. « Ils laissent ouverte la possibilité que ces produits présentent une efficacité modeste, sans exclure un effet négatif », soulignait un éditorial du NEJM,regrettant que, dans ces conditions, ce traitement ait été appliqué à des milliers de patients.
Le Pr Raoult (interrogé par L’Express avant la parution du Lancet) écarte ces résultats d’un revers de la main, jugeant qu’ils ont été « bidouillés ». Sur son compte Twitter, il ne manque pas de les critiquer, tout en y applaudissant les travaux concluant à un bénéfice du traitement. Des travaux pour la plupart en prépublication, c’est-à-dire non revus par des pairs, et de niveau de preuve « très faible », selon des chercheurs des hôpitaux universitaires de Genève, qui ont analysé toutes les études parues sur le sujet. Toujours sur Twitter, le Pr Raoult avait aussi qualifié de « bon travail » une analyse rétrospective menée à l’hôpital de Garches par l’équipe du Pr Christian Perronne. Las… Après l’avoir communiquée en prépublication, ses auteurs ont décidé de la retirer provisoirement, « pour procéder à une analyse de résultats plus poussée, de façon à ne pas être contestés », indique un des chercheurs.
« Pour sortir de ce débat, des essais cliniques contrôlés et randomisés sont nécessaires. Il s’agit du seul moyen d’avoir des données fiables », tranche le Pr Gilles Bouvenot, membre de l’Académie de médecine et ancien président de la commission de la transparence de la Haute Autorité de santé. Dans ce cas, en effet, des patients de profils similaires sont affectés au hasard à un groupe bénéficiant du traitement ou à un groupe prenant un placebo. Une première étude de ce type, publiée par le BMJ,donne des résultats défavorables à l’hydroxychloroquine. Elle est toutefois de petite taille (150 patients sur les 360 prévus), et porte uniquement sur le délai de disparition du virus chez des patients peu sévères. D’autres études à plus large échelle ont été lancées, en France notamment : l’essai Discovery, porté par l’Inserm, puis une étude à Angers et une autre à Montpellier. Mais l’engouement pour l’hydroxychloroquine a, dans un premier temps, compliqué l’inclusion des malades dans ces tests, ceux-ci refusant les placebos ou d’autres traitements. Et, à présent, ils ne sont plus assez nombreux… Pour en savoir plus, il faudra sans doute attendre les résultats d’essais étrangers, comme celui lancé par les instituts nationaux de santé américains.
En attendant, le risque est bien là, comme le montre l’étude du Lancet. Le centre régional de pharmacovigilance (CRPV) de Nice, qui centralise tous les effets indésirables cardiaques des médicaments utilisés contre le Covid-19, l’avait déjà noté. Du 27 mars au 19 mai, 151 notifications ont été recensées en lien avec l’hydroxychloroquine, contre… 92 de 1985 à 2019. « Cela représente de 0,6 à 1,9 % des patients, ce qui le classe comme un risque fréquent », constate le Pr Milou-Daniel Drici, pharmacologue au CHU de Nice, responsable du CRPV, et coauteur d’une étude sur le sujet. La forte hausse des prescriptions expliquerait l’augmentation des notifications, mais seulement en partie : « L’hydroxychloroquine peut parfois entraîner des troubles du rythme cardiaque, et cet effet pourrait être amplifié par le Covid-19 », estime le Pr Mathieu Molimard. Faudra-t-il, un jour, compter les morts causés par l’emballement excessif autour de ce traitement ?
Toutes arrivent à la même conclusion : pas de différence, avec ou sans hydroxychloroquine