Missives de Manchette
La publication posthume de plus de 200 lettres du grand auteur de polars de la France giscardienne lève le voile sur sa fin de vie silencieuse. Passionnant.
« C’est comme s’il s’était retiré au sommet de sa gloire. Il écrivait, mais ne publiait pas. C’est vertigineux de le voir littéralement ne pas pouvoir terminer ses romans en cours »
Un quart de siècle après sa mort, Jean-Patrick Manchette est partout. En bon disciple déclaré, Jean Echenoz s’est inspiré de son détective privé Eugène Tarpon pour créer le héros de Vie de Gérard Fulmard. Pierre Lemaitre a malicieusement glissé une phrase de lui dans son actuel best-seller Miroir de nos peines.
Et Nicolas Mathieu, Goncourt 2018 pour Leurs enfants après eux,
déclare tout de go à L’Express : « Le lire a été une révélation esthétique. J’ai compris que l’on pouvait faire passer des idées politiques en contrebande dans un roman d’action. Il m’a littéralement débloqué au moment d’écrire mon premier livre. »
Excellente nouvelle, Manchette lui-même, le plus influent auteur de polars français des cinquante dernières années, est de retour en librairie cette semaine avec trois livres, deux recueils de chroniques sur le cinéma et les jeux, et, surtout, le très savoureux volume Lettres du mauvais temps. Correspondance (19771995)*. Ces lettres sont capitales, car elles éclairent le « mystère Manchette ». Rappel des faits : après une série de romans marquants parus en Série noire (Nada, Le Petit Bleu de la côte Ouest, La Position du tireur couché…), régulièrement adaptés au cinéma par Chabrol ou Delon (Pour la peau d’un flic), celui qui avait été baptisé le « père du néopolar » ne publie plus le moindre livre entre 1981 et 1995, année de sa mort. « Il ne voulait pas se répéter et cherchait une nouvelle voie littéraire, confie son fils, Doug Headline. Il n’était pas du tout victime d’une “panne”, au contraire, il écrivait tout le temps, comme le montre cette Correspondance. Mais il était perfectionniste : j’ai déposé à la Bibliothèque nationale de France 17 versions du début d’Iris, un roman auquel il a longtemps travaillé ! »
Les 213 lettres publiées aujourd’hui confirment aussi que Manchette a souffert d’agoraphobie aiguë dans les années 1980. Il ne sortait quasiment plus de son appartement du
XIIe arrondissement. « En fait, c’est comme s’il s’était retiré au sommet de sa gloire. On se demandait ce qu’il faisait. Il écrivait, mais ne publiait pas. C’est vertigineux de le voir littéralement ne pas pouvoir terminer ses romans en cours », analyse Nicolas Le Flahec, professeur à l’université Bordeaux-Montaigne, qui a participé à l’édition des
Lettres du mauvais temps. Au vu de la publication posthume de l’un de ces textes inachevés, la merveilleuse Princesse du sang, on regrette en effet que Manchette n’ait pu mener à bien son cycle de romans intitulé Les Gens du mauvais temps.
Un cycle qui devait beaucoup au grand Ross Thomas, auteur américain de polars mêlant espionnage et humour ravageur. Manchette le rencontre en 1988, au festival de Gijon, en Espagne, et décide de le traduire lui-même en français : Les Faisans des îles ou La Quatrième Durango sont de petits bijoux magnifiés par le perfectionnisme de Manchette. « Avec ses missives envoyées à des “confrères”, comme Echenoz, Westlake [alias Richard Stark], Siniac ou, justement, Ross Thomas, on pénètre dans les coulisses de la création littéraire un peu comme avec la Correspondance de Flaubert », ajoute Nicolas Le Flahec. L’analyse de l’usage du passé composé par Manchette dans une lettre de 1989 est lumineuse, tout comme ses réflexions sur le « roman comportementaliste », qui se propose d’éliminer toute psychologie au profit de l’action pure, dans la lignée de la série des Parker de Richard Stark.
« JOUISSIF ET SUBVERSIF »
Le style de ses lettres est à l’unisson de celui de ses romans : maîtrisé, ciselé, parfois cassant avec ses correspondants, souvent drôle par ses ruptures de ton et ses tics de langage (« sapristi ! », « derechef »…). Exalté aussi. En 1993, lors d’une période euphorique – il était maniaco-dépressif –, ce lecteur de Marx (on apprend au passage qu’il a truffé Fatale d’emprunts au philosophe allemand) crée le mouvement « Banana », qui se fixe pour but de déposer des peaux de banane sous les chaussures des policiers pendant les manifestations…
Pour tous les « manchettiens », cette correspondance venue d’outre-tombe constitue donc une bénédiction. « Je relis régulièrement ses livres, c’est à la fois jouissif et subversif », savoure à l’avance Nicolas Mathieu, qui avoue une préférence pour Le Petit Bleu de la côte Ouest. Un roman pour lequel Hollywood a d’ailleurs posé une option, comme pour deux autres de Manchette. Christopher McQuarrie, réalisateur des derniers Mission : impossible, est pressenti pour le tourner. « L’oeuvre de mon père a aussi marqué de grands écrivains anglo-saxons, comme James Sallis, l’auteur de Drive, James Ellroy ou David Peace », relève Doug Headline. Sapristi ! Jean-Patrick Manchette serait-il en train de devenir une star internationale ?