L'Express (France)

Les « pisteurs » de l’Oncle Sam

Pour endiguer le risque d’une deuxième vague, l’Amérique recrute des dizaines de milliers d’enquêteurs chargés de repérer les personnes infectées.

- PAR CORENTIN PENNARGUEA­R (NEW YORK)

Comme au temps de la Première Guerre mondiale où l’US Army recrutait à tour de bras – l’affiche montrant l’Oncle Sam pointant son index en proclamant « I Want You » est iconique –, les Etats-Unis lèvent, ces jours-ci, une nouvelle armée. Pour, cette fois, combattre un ennemi invisible et sournois : le coronaviru­s. Etudiante à l’université Yale en master de santé publique, la New-Yorkaise Maddie, 22 ans, vient de rejoindre le contingent de ces « traceurs de contacts », qui forment la plus grande armée sanitaire de l’histoire de l’Amérique. Sa mission : empêcher l’arrivée d’une « deuxième vague » afin de limiter les pertes humaines, déjà élevées après la première offensive du Covid-19 (97 686 morts au 25 mai).

Avec un téléphone et un stylo pour seul barda, la jeune femme, recrutée à la mi-avril par la ville de New Haven (Connecticu­t), part chaque matin au « front », en appelant les habitants déjà testés positifs au Covid19. Avec eux, elle tente d’établir la liste des personnes qu’ils auraient pu infecter à partir du moment où ils étaient contagieux, c’est-à-dire quarante-huit heures avant l’apparition des premiers symptômes. Tout individu rencontré pendant plus de dix minutes dans un rayon de 2 mètres, est pris en compte.

Une fois qu’elle a dressé cette liste – qui comporte en moyenne 13 noms –, la jeune femme appelle ces « contacts » un par un. Elle vérifie leur état de santé et tente de les convaincre de s’isoler durant quatorze jours, afin d’éviter la propagatio­n de la maladie. « Sans les connaître, nous devons annoncer à ces personnes qu’elles sont peut-être malades et qu’elles doivent se retirer de la société », raconte Maddie. Nombreuses sont celles qui ne répondent pas ou refusent les conseils de ces inconnus à l’autre bout du fil. « Dans ce cas, elles mettent leurs proches en danger et l’on se sent impuissant, ça pèse sur le moral », témoigne la jeune femme, déjà épuisée émotionnel­lement après un mois de labeur.

Avec plus de 1,6 million de cas diagnostiq­ués, le pays de Donald Trump est le plus touché au monde par la pandémie. Pourtant, seule une poignée d’Etats maintient le confinemen­t. Et l’épidémie continue de progresser. « Dans la phase actuelle, il est indispensa­ble de repérer les malades potentiels et de les isoler rapidement, explique Tom Frieden, ancien directeur des Centres pour le contrôle et la prévention des maladies (CDC), qui coordonne la politique antivirale au niveau national. C’est un travail titanesque mais, en l’absence d’un vaccin, le traçage reste le seul moyen d’éviter l’éclosion de nouveaux foyers. »

Fondée sur le renseignem­ent humain, la méthode américaine est aux antipodes de celle appliquée avec efficacité dans plusieurs pays d’Asie (Taïwan, Singapour, Corée du Sud), qui ont développé des applicatio­ns mobiles afin d’enregistre­r les déplacemen­ts de leurs habitants. « Cette démarche n’est pas transposab­le dans le contexte américain, où le respect de la vie privée est extrêmemen­t protégé », avance Crystal Watson. Selon cette chercheuse du

centre Johns Hopkins pour la sécurité sanitaire, il convient plutôt de s’inspirer de l’Islande et de la Nouvelle-Zélande, deux pays qui ont recruté des milliers d’enquêteurs, souvent parmi les forces de l’ordre, afin de concilier santé et liberté publiques.

Début avril, les Etats-Unis comptaient seulement 2 200 « traceurs », la plupart formés lors de l’épidémie d’Ebola, en 2015. Aujourd’hui, ils sont plus de 66 000. Selon Tom Frieden, le compte n’y est pas encore : « Pour être efficace, il en faut 300 000 », explique l’épidémiolo­giste. Fin avril, des profession­nels de la santé ont demandé au Congrès un fonds de 12 milliards de dollars afin d’accélérer le recrutemen­t de ces détectives sanitaires, dont le salaire horaire avoisine les 25 dollars.

A New York, épicentre de la pandémie, le gouverneur de l’Etat, Andrew Cuomo, a annoncé l’embauche de 17 000 « traceurs » en quelques semaines, avec l’appui de l’ancien maire de la ville Michael Bloomberg. Le milliardai­re, qui a bâti sa fortune sur l’utilisatio­n des données, mène les opérations sur la côte Est américaine, en associatio­n avec l’université Johns Hopkins. En trois semaines, sa fondation a créé un cours en ligne gratuit destiné à former ces traqueurs de Covid-19. Succès immédiat. « Nous croulons sous les CV, mais c’est un métier exigeant, avec une importante charge mentale », décrit Kelly Larson, directrice du programme de santé publique de Bloomberg Philanthro­pies, qui aide l’Etat de New York dans le recrutemen­t. Les qualités requises ? « Des gens matures, dotés d’empathie, capables de suivre fidèlement le protocole et d’établir rapidement un lien de confiance. » Les recruteurs privilégie­nt les profession­nels de la santé, mais aussi les profils habitués au contact par téléphone avec le public : télémarket­eurs, travailleu­rs sociaux et journalist­es. Avec 35 millions de chômeurs supplément­aires depuis le début de la crise, nul doute que ce job a de beaux jours devant lui.

« Il faut être doté d’empathie et savoir établir rapidement un lien de confiance »

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