Hubert Védrine : « L’objectif n’est pas de convertir l’humanité entière à l’écologie »
Un processus plus qu’une révolution : au radicalisme vert, l’ancien ministre des Affaires étrangères oppose une « écologisation » de la société, étape par étape. Plus réaliste et plus efficace, dit-il.
CONNU pour professer la « realpolitik » en matière de relations internationales, Hubert Védrine applique la même grille de lecture pragmatique au thème majeur du siècle : l’écologie. L’ancien ministre des Affaires étrangères socialiste ne mâche pas ses mots quand il évoque les « gauchistes » verts qui rêvent du grand soir – le capitalisme par-dessus bord et la décroissance pour tous. « Qui trop embrasse mal étreint. » Lui parle de « processus » et de pédagogie, d’une « écologisation » multisectorielle sur le moyen terme, grâce à l’appui des technologies et des opinions publiques. Un réalisme qui est aussi un pari sur l’avenir.
Aux yeux des écologistes radicaux, le coronavirus est l’occasion d’en finir avec le capitalisme. Les pro-business acharnés, eux, ne jurent que par une reprise accélérée de l’activité du « monde d’avant ». On tourne en rond ? Hubert Védrine
Ce qui nous a fait beaucoup tourner en rond, c’est, d’un côté, l’excès d’utopie des écologistes, qui se focalisent de façon obsessionnelle sur le nucléaire et non sur la réduction du charbon, et, de l’autre, les forces économiques, politiques ou idéologiques qui ont longtemps rejeté en bloc l’écologie. Ces positions ne sont plus tenables. Depuis les Lumières, la culture occidentale est fondée sur la distinction, voire le combat, entre la nature et la culture. Mais les mentalités ont évolué, dans l’opinion comme dans les cercles économiques. De très nombreux décideurs, investisseurs, chefs d’entreprise sont maintenant convaincus qu’ils ne peuvent plus faire fi du paramètre écologique. Et ce, même dans un pays comme les Etats-Unis dirigés par Donald Trump. J’ajoute que la présidente de la Commission européenne, Ursula von der Leyen, a assuré qu’elle maintenait son « Green Deal », coronavirus ou pas.
N’accordons-nous pas une confiance excessive à notre inventivité technologique pour nous sortir de l’impasse ?
Bien que la science ne suffise pas, la défiance envers celle-ci serait la plus antiécologique des attitudes. Le débat n’est plus « pour ou contre l’écologie », mais « à quel rythme, et avec quels moyens, pouvons-nous avancer ». En admettant que, pour l’heure, il nous est impossible de nous passer du nucléaire, qui lui n’émet pas de CO2. Faute de pouvoir tout régler dans la minute, nous devons donc entrer dans un processus dynamique « d’écologisation », terme que j’emprunte au philosophe Bruno Latour. L’objectif n’est pas de « convertir » l’humanité entière à l’écologie, parce que nous n’y arriverons pas. Il n’y a pas de « chemin de Damas ». Ce que nous devons faire, c’est rendre toutes les activités humaines, partout dans le monde, les plus vertes possible, en usant de pédagogie, en procédant étape par étape et en proposant des solutions, pas des slogans. Il faut raisonner sur vingt à trente ans.
N’est-ce pas beaucoup trop lointain ?
Vous avez une autre solution ? Le maximalisme ne mène à rien. Les partis verts se vantent de réaliser un score de 15 % aux élections, mais 15 %, compte tenu de l’enjeu dramatique, c’est très peu. Ils devraient être à 40 ou à 50 %, ce qui n’arrivera pas. Pour convaincre, ils doivent proposer des solutions et des calendriers réalistes. Et, quoi qu’il en soit, cette urgence va s’imposer à tous les partis. Prenez l’exemple de la consommation de viande dans les pays développés. On abat des forêts – ce qui « déconfine » les virus – afin de planter des aliments destinés au bétail, que l’on exporte. Si l’on supprimait cette filière du jour au lendemain, on mettrait au chômage des dizaines, voire des centaines de millions de gens dans le monde vivant de l’industrie de la viande, jusqu’à nos bouchers ! Comment voulez-vous que les Brésiliens, les Africains ou les Indonésiens ne renvoient pas dans les cordes sur ces sujets l’Occident développé en le traitant de colonialiste ! Et les éleveurs et les bouchers, chez nous ? Il faut une transition, un calendrier.
Va-t-on vers une redéfinition du concept de puissance des Etats, qui seraient évalués en fonction de leur impact sur l’équilibre environnemental de la planète ?
Oui, mais à la marge. Constatons d’abord qu’après avoir baigné pendant trente ou quarante ans dans l’idéologie mondialiste et européiste, les citoyens se sont tournés à nouveau vers la puissance publique, les Etats ou les régions. Ensuite, comme je le soulignais, la question écologique s’impose peu à peu dans toutes les décisions – regardez la Chine, qui, il y a encore vingt ans, prétendait que les cris d’alarme environnementaux étaient une invention des Occidentaux pour les empêcher de se développer. Elle a fini par changer de discours, en raison de la pollution insoutenable de ses grandes villes. Les éléments classiques de la puissance n’ont pas disparu pour autant : la démographie, qui peut être à la fois un atout, un handicap ou un risque ; le poids économique et monétaire ; la capacité de recherche, d’investissement ; la force militaire. Je pense que nous en viendrons à considérer comme des « Etats voyous » certains pays qui font obstacle au processus d’écologisation, en continuant à exploiter de la même manière le charbon (Chine), à dévaster les forêts (Brésil), etc. Mais nous n’en sommes pas là.
L’impératif environnemental peut-il contribuer à relancer l’Union européenne ?
En tout cas, le « Green Deal » présenté par Ursula von der Leyen va dans la bonne direction. En réalité, l’Europe ne fonctionne pas si mal et mon pronostic est qu’elle ne changera plus beaucoup sur le plan institutionnel. Ce que l’UE doit faire, c’est encourager la réindustrialisation de l’Europe dans le sens de l’écologisation.
Les activités nuisibles à l’environnement devraient-elles être déduites dans le calcul de la richesse de chaque Etat ?
Oui, c’est ce que j’appelle le PIB écologique, l’E-PIB. Aujourd’hui, le calcul économique ignore les coûts environnementaux. Il faudrait intégrer les externalités négatives – la destruction d’une forêt, des rejets dans une rivière, le CO2. La première mesure serait une taxe carbone. Cela changerait le calcul de ce qui est rentable ou non. Les écologistes gauchistes pensent qu’il faut abandonner le capitalisme pour préserver la planète. Or le bilan écologique de l’Union soviétique était pire ! Abandonner le capitalisme, qui existe depuis des siècles, qu’est-ce que cela veut dire ? Il n’y a pas à choisir entre l’écologie ou le marché, mais à faire entrer dans les mécanismes du marché le coût écologique et l’intérêt de l’investissement écologique.
Prôner la décroissance est-il une absurdité ?
Globalement, oui, et c’est contre-productif. En revanche, s’il s’agit de faire décroître la croissance polluante, donc prédatrice, je suis évidemment d’accord. Mais comment expliquer cela à des Indiens, à des Africains qui, pour beaucoup, n’ont même pas accès à l’eau potable ? Ces populations n’ont qu’une idée en tête : sortir de la misère. Je ne suis pas du côté de ceux qui pensent qu’on peut convaincre de 8 à 9 milliards d’individus de rester pauvres. L’humanité ne veut pas décroître ! Il n’y a qu’une petite minorité, dans quelques pays européens où les gens vivent tranquillement grâce à de gigantesques transferts sociaux, pour prôner un tel programme. Sortons du débat simpliste entre croissance et décroissance, et redéfinissons le contenu de cette croissance. Adoptons un calendrier, lançons un processus. Reverdir le Sahel, du Sénégal jusqu’à Djibouti, en plantant une grande barrière d’arbres pour lutter contre l’avancée du désert demandera des investissements, la mise en route de grands travaux, l’embauche de main-d’oeuvre, le développement du solaire… Tout cela, c’est de la croissance.
Peut-on rectifier les effets néfastes de l’activité humaine sans mettre un frein à la mondialisation ?
Bien sûr. C’est une question de règles et de progrès scientifique. La mondialisation a connu plusieurs périodes depuis le moment où Sapiens est sorti d’Afrique pour conquérir le monde ! Ces dernières décennies, nous sommes passés à une globalisation sino-américaine, celle que décrit Jean Michel Valantin dans L’Aigle, le dragon et la crise planétaire (Seuil). Depuis que Deng Xiaoping a libéré l’énergie de la Chine, dans les années 1970, ce pays n’a cessé de se développer jusqu’à devenir le n° 1 bis mondial en alliance avec les Etats-Unis. Un pacte implicite s’est mis en place entre ces deux superpuissances. Les Américains, suivis par beaucoup d’Européens et en particulier de Français, ont vu une opportunité extraordinaire d’aller produire à bas coût en Chine. Celle-ci est devenue l’atelier du monde, sans que nul ne se préoccupe des conséquences d’une telle évolution sur les classes moyennes des pays occidentaux ou sur l’environnement. Ce deal a été rompu par Trump.
Que pensez-vous de l’idée avancée par Nicolas Hulot d’une troisième chambre au Parlement composée de citoyens tirés au sort et consacrée aux problématiques écologiques ?
J’ai moi-même proposé, à partir d’une idée de Robert Lion [NDLR : haut fonctionnaire et militant écologiste, décédé en 2019] et de Jacques Attali, une « Chambre des générations futures ». Elle serait une sorte de Giec plus large, composée de scientifiques et de personnalités diverses, qui n’aurait pas le pouvoir de voter ni de décider, mais qui indiquerait solennellement chaque année les domaines dans lesquels nous aurions avancé, ceux dans lesquels nous aurions stagné, ceux dans lesquels nous aurions reculé, pour éclairer l’opinion et les décideurs. Une instance dont les membres seraient tirés au sort risquerait de se substituer de façon permanente au vote démocratique. En outre, je crains que cela ne déresponsabilise les institutions classiques et ne fragilise encore davantage la démocratie représentative.
« Reverdir le Sahel en plantant une barrière d’arbres pour lutter contre l’avancée du désert demandera de grands travaux, l’embauche de main-d’oeuvre, le développement du solaire... Tout cela, c’est de la croissance »