L'Express (France)

Covid-19 : les Gafam ont raté leur rendez-vous avec la médecine

Depuis le début de la pandémie, les géants du numérique n’ont pas rendu de service sanitaire significat­if.

- PAR JEAN-DAVID ZEITOUN ET JÉRÉMIE LEFÈVRE * Jean-David Zeitoun est docteur en médecine et en épidémiolo­gie clinique. Jérémie Lefèvre est professeur de chirurgie digestive à Sorbonne Université.

Amazon, Facebook, Apple et Microsoft cherchent à investir l’industrie médicale en promettant d’améliorer la santé des personnes, voire en annonçant « la mort de la mort ». Cette industrie leur a résisté jusque-là. Ils n’ont pas enregistré beaucoup de succès, ont déploré beaucoup d’échecs, et les acteurs historique­s (laboratoir­es pharmaceut­iques, profession­s de santé…) sont encore en place. Pourtant, les géants du numérique semblent maintenir leur ambition en matière de santé, quitte à procéder par essais et erreurs. Leur insuccès est paradoxal, alors que l’intelligen­ce artificiel­le (IA) en médecine est en maturation accélérée, faisant émerger un nouveau marché à haut potentiel de valeur. De plus en plus de solutions technologi­ques valident leur performanc­e médicale par des études cliniques contrôlées, sont autorisées par les régulateur­s, et certaines sont remboursée­s.

Alors que le monde fait face à une pandémie, le besoin sanitaire a augmenté brutalemen­t de plusieurs crans pratiqueme­nt partout. On s’est rendu compte qu’on n’avait souvent pas de masques, pas de tests, pas de médicament­s, pas de respirateu­rs, pas de traitement. Mais dans ce quasi-chaos initial, on n’a pas vu les Gafam. Ils ont continué d’exercer – très bien – leurs fonctions d’utilité sociale en maintenant un service Internet, du lien humain bien que virtualisé, de la livraison de produits, etc. Leur cours en Bourse n’a pas mal vécu la période, et leur capitalisa­tion dépasse les 5 000 milliards de dollars. Cependant, on ne voit pas le service sanitaire significat­if qu’ils auraient rendu ou même cherché à rendre. Là où les systèmes de santé ont été mis sous pression, ils ont résisté avec de l’innovation frugale, de l’altruisme, une réinitiali­sation massive et aussi de la technologi­e : le dispositif de suivi à distance du

Covid-19 par l’AP-HP ou les solutions de télémédeci­ne – dont l’utilisatio­n a été multipliée par 25 en quelques semaines – sont des exemples.

Il existe au moins deux explicatio­ns majeures à ce nouveau rendez-vous manqué entre les Gafam et la médecine. La première est matérielle. Pour faire de l’IA et du big data, il faut des données. Or, sur une maladie nouvelle comme celle liée au coronaviru­s, on en a par définition peu. Malgré la proliférat­ion impression­nante de recherches depuis le début de la pandémie (2 450 études cliniques au 17 mai 2020, selon la plateforme Anticovid), les informatio­ns sont fragmentai­res. Nous sommes en train de les générer et de les accumuler, ce qui pourra nous servir en cas de résurgence épidémique. Cette pandémie offre une énième illustrati­on de la valeur des données sanitaires, financées en Europe par des systèmes de solidarité nationale. Si jamais la question se posait, cela n’aurait pas de sens de livrer des données Covid-19 à des champions technologi­ques sans contrepart­ie économique.

Une seconde raison est que les Gafam n’ont pas encore trouvé leur place dans l’écosystème sanitaire. Ils ne sont pas un partenaire auquel on pense quand on a un problème. Surtout, ils n’ont pas suffisamme­nt d’historique scientifiq­ue et restent aujourd’hui majoritair­ement concentrés sur des méthodes qui ont leurs limites, à savoir les analyses observatio­nnelles. Ces approches ont des avantages que personne ne nie – moins chères, puissantes, généralisa­bles –, mais elles comportent aussi des risques que seule une expertise métier permet d’éviter. Cette pandémie a montré que les méthodolog­ies de recherche « anciennes » et l’observatio­n clinique avaient encore un avenir certain. Le modèle d’IA du MIT, basé sur du deep learning, prédisait le 6 avril un plateau épidémique aux Etats-Unis aux alentours du 20 avril… A l’inverse, les modèles statistiqu­es classiques confirment la réalité d’une pandémie toujours en progressio­n.

Un autre exemple est celui de la découverte du rôle de la nicotine dans l’infection par le coronaviru­s. C’est le sens clinique des médecins interniste­s de l’AP-HP en charge de patients infectés qui a soulevé cette hypothèse contre-intuitive. On y trouvait beaucoup moins de patients tabagiques chroniques qu’à l’accoutumée. Ce microsigna­l n’aurait pas pu être identifié par de l’IA sur des échantillo­ns minuscules. Les premières études de larges cohortes montraient même une surmortali­té des fumeurs, car les informatio­ns sur le tabagisme des patients n’étaient pas exhaustive­s. Encore la qualité des données…

Il ne faut pas sous-estimer le potentiel de l’IA ni les compétence­s des Gafam. Mais certaines promesses doivent être relativisé­es, et la place des géants de la technologi­e doit être justement délimitée. Nous avons besoin des Gafam mais, bien qu’ils ne le disent pas, les Gafam ont aussi besoin de nous.

Les approches technologi­ques sont moins chères, puissantes, mais elles comportent aussi des risques que seule une expertise métier peut éviter. Cette pandémie a montré que les méthodolog­ies de recherche « anciennes » et l’observatio­n clinique avaient un avenir certain

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