RETOUR DE SERVICE PAR JOHN LE CARRÉ, TRAD. DE L’ANGLAIS PAR ISABELLE PERRIN. SEUIL, 304 P., 22 €.
Toutes les bonnes choses ont une fin, dit-on. Ici, c’est page 302. Et on est triste, oui, triste de quitter ce 25e roman ensorcelant de John le Carré. Dès l’entame, on comprend que le maître de l’espionnage nous entraîne dans une double parenthèse enchantée. La nôtre et la sienne : elle est peut-être là, la rançon d’un demi-siècle d’écriture, cette sérénité et cette jouissance du récit perceptibles à chaque tournure de phrase, à chaque description des êtres ou des lieux, aussi pointue que satirique. A 88 ans, l’ancien agent secret le Carré (de 1950 à 1964) persiste, pour notre plus grand bonheur, à lever le voile sur les agissements du « Bureau ». Comme au bon vieux temps de la guerre froide.
En fait, rien n’a vraiment changé : « Contre toute attente, la Russie postcommuniste émerge comme une menace forte et nette pour la démocratie libérale », note Nat, son narrateur, membre actif du Secret Intelligence Service. Avant d’enfoncer le clou : « La Russie n’avance pas vers un avenir radieux, elle repart en arrière vers son passé sombre et délirant. » Rien n’a changé, donc. Ou presque, car en cet été caniculaire 2018, la débâcle britannique va bon train, avec « un gouvernement conservateur sans majorité composé de bras cassés, un ministre des Affaires étrangères d’une ignorance crasse et le délire absolu du Brexit ». Sans parler de Trump, que le Carré pourfend à l’envi : « C’est le nettoyeur des chiottes de Poutine. Il fait tout ce que le petit Vlad ne peut pas faire lui-même : il pisse sur l’unité européenne, il pisse sur les droits de l’homme, il pisse sur l’Otan », s’exclame un ancien agent double géorgien calfeutré dans la très huppée station tchèque de Karlovy Vary.
Mais revenons à Nat, 47 ans, « charme du baroudeur », de retour à Londres après moult missions d’officier traitant en Europe de l’Est, tout juste propulsé à la tête du Refuge, station moribonde qui sert de dépotoir pour les transfuges sans valeur et les informateurs de cinquième zone. Nat aime Prue, sa femme, avocate des grandes causes, sa patrie et le badminton, sport doté de toutes les vertus, qu’il pratique dans un club assez sélect pour afficher en grand « Ici, on parle pas Brexit. » C’est là qu’il dispute des parties acharnées avec un certain Ed, jeune homme exalté qui lui procurera son lot d’ennuis. Mais avant d’aborder la « Chute », comme l’écrit le narrateur, il lui faudra superviser deux de ces « opérations » propices à une plongée dans les arcanes des services secrets de Sa Majesté et au sondage des âmes chers à un le Carré plus juvénile et ironique que jamais.