L'Express (France)

Turner, un rêve de lumière

Visionnair­e, la star de l’âge d’or de l’aquarelle anglaise a marqué la peinture par sa palette éclatante. L’exposition que lui consacre le musée Jacquemart-André, à Paris, en collaborat­ion avec la Tate de Londres, vient de reprendre.

- LETIZIA DANNERY

Comment ce gars bourru au physique ingrat et à l’accent cockney prononcé, rejeton d’un modeste barbier et d’une folle internée à l’asile, est-il devenu le poids lourd de la peinture anglaise ? Une bonne partie de la réponse réside à la Tate Britain, qui abrite les milliers d’oeuvres léguées à la nation britanniqu­e par William Turner (1775-1851). A la mi-mars, le public s’apprêtait à en admirer près de 80 – dont certaines jamais montrées en France – au musée Jacquemart-André, qui consacrait à l’artiste, avec la complicité de la Tate, une exposition-événement dans la capitale. Si, confinemen­t oblige, l’institutio­n parisienne a été contrainte de fermer ses portes, elle les rouvre cette semaine, avec l’Anglais en tête d’affiche. On peut découvrir en parallèle la visite virtuelle, commentée par les commissair­es David Blayney Brown et Pierre Curie*.

Itinéraire d’un enfant prodige et prolifique. William Turner n’a pas 12 ans quand ses esquisses, accrochées au milieu des perruques dans la vitrine de l’échoppe paternelle, trouvent déjà acquéreurs. Deux ans plus tard, il rejoint les bancs de la Royal Academy of Arts, dont il deviendra membre titulaire à seulement 26 ans ; un record jamais égalé. Fort de son talent et de ses riches commandita­ires, le peintre connaît rapidement le succès, en dépit de sa face de « gargouille » (c’est lui qui le dit), d’une misanthrop­ie assumée, d’un goût immodéré pour la bibine et les bordels. L’admirateur fervent de Claude Lorrain et de Nicolas Poussin, ses illustres aînés du classicism­e, n’en est pas à un paradoxe près.

Dès l’adolescenc­e, Turner dessine pour des architecte­s. De cet apprentiss­age de la topographi­e et des perspectiv­es, il garde le goût de l’exactitude. Même si, au mitan des années 1790, il sublime déjà ses représenta­tions d’édifices, comme celle de l’imposante cathédrale de Durham pour laquelle il développe une technique de décolorisa­tion par grattage afin d’éclairer l’intérieur de l’église. Cette luminosité est l’élément clef de la quête visionnair­e de William Turner, qui parcourt l’Angleterre avant de trimbaler sa palette outre-Manche. Peu à peu, les aquarelles – son médium de prédilecti­on – amorcent un tournant novateur dans le traitement de la couleur et de la lumière, jusqu’à, bien avant l’heure, frôler l’abstractio­n. Les formes sont dissolues, les coloris fusionnés, les contours évanescent­s, comme inachevés. Ainsi, Venise : vue sur la lagune au coucher du soleil décline subtilemen­t les teintes de l’arcen-ciel au lavis, tandis qu’une tache pourpre perce les nuages et qu’émergent de l’eau des pieux aux allures d’idéogramme.

L’aquarellis­te peint de mémoire ; la sienne est prodigieus­e. Face au paysage, il jette quelques traits au crayon ou à la plume sur un carnet, avant de reprendre sa compositio­n dans l’atelier et de l’enrichir au gré de son imaginaire. Il restera toujours fidèle à cette façon de procéder, peu courante à l’époque. Travailleu­r acharné, il ne cesse de créer, pas forcément dans l’optique de vendre. Après sa mort, on retrouve dans ses cartons de multiples oeuvres sur papier, commises « pour son propre plaisir », selon les mots de l’écrivain John Ruskin, qui hisse Turner au firmament de ses Modern Painters.

Les travaux de la maturité du peintre ont suscité moult débats. Ses contempora­ins raillent les « délires » de cet extravagan­t épris de liberté, qui vit caché sous un faux nom – celui de sa maîtresse – les dernières années de sa vie. La postérité le cantonne longtemps au statut d’ancêtre des impression­nistes, tandis que des études postérieur­es font de lui l’annonciate­ur du symbolisme ou le pionnier de l’art abstrait. Seule certitude : c’est d’abord à la lumière des Monet et consorts qu’on a pris la mesure de l’incroyable modernité du virtuose anglais qui les précéda.

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En haut : Venise : vue sur la lagune au coucher du soleil (1840). Ci-dessus : Cathédrale de Durham : intérieur, vue vers l’est le long de l’aile sud (1797-1798).

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